vendredi 12 mars 2010

La cage de Faraday…

Le brouillard en montagne, je l’ai déjà écrit quelque part, ça peut être quelque chose de vraiment terrifiant. Propice aux montées de panique, on peut facilement s’y perdre ou s’y blesser, et finir par y crever -seul comme un rat- la face dans un fossé sans avoir jamais pu retrouver le chemin de la cabane. Sans compter que c’est soi-disant le temps idéal pour les sorties incognito du gros plantigrade pyrénéen, qui profiterait de la vapeur d’eau environnante pour mieux s’approcher des humains et de leurs troupeaux. Je n’ai jamais vu l’ours nulle part, à part dans un zoo. Ni même son ombre, ni même une empreinte ou un « laisser ». C’est sûr que je ne suis pas non-stop sur ses traces, comme ces spécialistes ursins dont on lit les interviews dans Pyrénées Magazine avec une pointe d’envie, ni même sur ses passage de prédilection, comme certains bergers (« malchanceux »?), mais je finis par penser que cette peur irraisonnée datant de la nuit des temps est complètement disproportionnée, voire absurde, en tout cas obsolète. Il n’y en a plus tant que ça, des ours, dans les Pyrénées… L’un des derniers débusqués en Soule (il y a plus de 50 ans, quand même) trône encore lamentablement dans l’entrée de l’auberge d’Ahusky, immortalisé par le taxidermiste debout sur ses pattes de derrière, dans une pose de fauve agressif prêt à en découdre, qui fait se dire au touriste de base que finalement, on a bien fait de le dézinguer, ce foutu monstre! Ce que c’est que le pouvoir de suggestion, quand même!

Bref, le brouillard, disais-je, avant de digresser, est l’un des plus grands dangers de la montagne. Mais celui qui est sans conteste le plus impressionnant, c’est l’orage. Déjà qu’en plaine, il ne fait pas bon rester dehors lorsque ça pète de partout, mais alors sur les crêtes, c’est carrément Sarajevo! On est plus tellement sous l’orage, mais presque dedans! Les éclairs crépitent autour de vous, et le tonnerre assourdissant se répercute inlassablement sur les parois rocheuses, donnant l’impression que le ciel vous tombe sur la tête (ce qui est un peu le cas, il faut bien l’avouer). Et le pire, c’est qu’il n’y a aucun échappatoire : s’abriter sous un arbre, tout le monde le sait que c’est plutôt illusoire… Si la foudre tombait dessus, vous auriez alors de grandes chances de finir grillé avec!

Se cacher sous la corniche d’un gros rocher n’est pas plus sécurisant : à vous les éboulements intempestifs ou les coulées de boues! Et encore, je vous fais grâce des « feux de Saint-Elme »! Chaque berger à sa propre méthode pour se protéger de l’orage si l’on est pris par surprise. Christophe, lui, préconisait de se délester de toute pièce métallique, allant de la boucle de ceinture à la montre, sans oublier les chaussures de randonnée à cause des œillets et des crochets!

En gros, selon lui, si ça pète, il faut se foutre complètement à poil dans la nature en furie, et s’allonger à même le sol! J’ai eu de la chance : je n’ai jamais eu à tester cette recette exotique. Si je me suis fait quelques belles frayeurs, je me suis toujours débrouillé pour rentrer juste à temps à la cabane.

*****

Parfois, l’orage s’invite à l’aube, après une nuit humide et étouffante durant laquelle on peine à trouver un sommeil réparateur. L’orage du matin est encore plus impressionnant, parce qu’on ne s’attend jamais à commencer une journée de labeur avec un temps pareil. Un jour, les premiers éclairs s’abattent -accompagnés de trombes d’eau- alors que nous commençons à peine la traite. Les vêtements de pluie sensés nous protéger ne nous sont d’aucune utilité, et la peur finissant par l’emporter, Christophe aussi blême que nous, finit par nous dire de quitter le poste de traite pour aller nous réfugier dans la salle de fabrication, le temps que ça passe.

Il nous semble que le ciel est vraiment déchaîné, comme jamais nous ne l’avions vu. Mais c’est certainement une impression due au fait que nous sommes encore tout ensommeillés. Depuis le parc où sont entassés les moutons attendant de passer à la caisse à traire, la terre battue par le passage des troupeaux et maculée de leurs excréments dégouline dans la pente, charriant d’immondes fumets de purin ammoniaqués jusqu’à nos narines, qui auraient de loin préféré l’odeur du pain grillé, à une heure aussi matinale…
Je ne me sens plus tellement motivé, à l’idée de devoir encore aller patauger cinq heures dans cette purée nauséabonde. “Eh ben…”, dis-je, un brin blasé, “si la journée commence comme ça, on n’a pas fini d’en baver!”

Christophe fait le bravache; pourtant, il est comme nous : il a les foies.  Mais il ne doit surtout rien en montrer. Ne jamais dévoiler ses angoisses à ses employés : telle est la dure condition du patron!

Bah, mais c’est qu’un mauvais moment à passer. Faut prendre notre mal en patience. Ça ne dure jamais bien longtemps. On devrait pouvoir reprendre dans un quart d’heures.

Mais l’orage n’a pas l’air pressé de vouloir déguerpir dans la vallée voisine… Même dans la cabane, Alexandrine n’est pas rassurée : “Mais t’es sûr qu’on risque rien, là?

Mais oui, t’inquiète pas! Le toit de la cabane fait effet cage Faraday. J’ai lu quelque part un scientifique qui expliquait le phénomène. Il écrivait que l’éclair se sépare au dessus du toit pour rejoindre la terre; c’est pour ça qu’on est protégés, ici!

L’explication pseudo-scientifique du berger nous soulage quelques secondes de l’épée de Damoclès qui pend au dessus de nos têtes, lorsqu’un éclair -approximativement de la taille d’un tronc de chêne plusieurs fois centenaire- tombe à deux pas de la cabane. Le craquement sinistre et assourdissant est immédiat, fait trembler les poutres et résonner les cuves en inox à moitié pleines de la traite de la veille, tandis que les chiens, sommairement abrités sous les bancs de bois devant l’entrée se mettent subitement à japper comme s’ils avaient pris une bonne bastonnade.

« Ouf! Celui-ci n’est pas passé loin… », s’exclame Christophe, sourire en coin et sur le ton de fier-à-bras qu’on lui connait.

« Merde, on peut pas les laisser dehors, comme ça, tu crois pas? », fais-je, implorant le jeune exploitant agricole du regard, tout en pensant à mon pauvre petit Pollux terrorisé, sur lequel je fonde tous mes espoirs d’apprenti-berger! Après un regard qui se veut dur, Christophe acquiesce enfin; Alexandrine ouvre le loquet et -geste complètement inconcevable en temps normal (normes européennes obligent)- nous faisons entrer les canidés crasseux avec nous dans la salle de transformation fromagère, afin qu’ils viennent se blottir dans nos jambes ou se terrer sous l’évier, sur lequel sont entreposés les fromages de la veille d’où goutte encore du petit lait.

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