lundi 26 février 2024

LE DERNIER VOL DU CORSAIR F4U.

PREMIÈRE PARTIE : LE PÉCHÉ ORIGINEL



La Genèse.


Automne 1980. J'ai 9 ans et je suis en CM1 à l’école primaire Paul Bert, à Cognac. J'ai une institutrice toute jeune et toute gentille. Elle est blonde et frisottée et elle ressemble un peu au Michel Polnareff de l'époque (mais en fille). Je ne suis pas un très bon élève. Plutôt classé dans les moyens / médiocres. Je n'aime pas l'école. Je ne l'ai jamais aimée, quels que soient mes enseignants. Ce doit être en réaction, parce que mes parents sont tous les deux profs et qu'on m'en fait baver avec ça… Un jour, un camarade de classe, Stéphan L., arrive à l'école avec un petit avion en métal. C'est un Corsair F4u d'un bleu métallisé profond, avec plein de décalcomanies à consonances américaines dessus, et fabriqué (à l'époque) par la société Matchbox. Il en est très fier de son avion. C'est un cadeau de sa grand-mère, je crois. Il nous permet d'y toucher, mais pas plus, dès fois qu'on écaillerait la peinture... À la récré, il le tient par la dérive et le fait voler avec des grands « Vraoums » en courant dans toute la cour, ce qui fait des admirateurs mais aussi, évidemment, des envieux.

Vile tentation.

L'après-midi, nous avons cours de sport sur un grand terrain attenant à l'école primaire. Pendant que nous faisons je ne sais quel exercice physique sans intérêt (je hais les exercices physiques sans intérêt), je demande à aller faire pipi. Avec ma bouille d’ange, je reçois l'autorisation de la maîtresse, et promets de revenir au plus vite. Mais alors que je passe le portail du préau, devenant invisible pour le reste du groupe, j’en profite pour fausser compagnie à tout le monde : j’entre dans la salle de classe en douce, puis fouille dans le cartable de mon camarade qui, resté à faire le clown sur la pelouse du terrain de sport, ne se doute de rien. Je saisis l'avion et le dissimule dans une poche de mon propre cartable avant de retourner sur le terrain de sport, comme si de rien n’était. Arsène Lupin n'aurait pas fait mieux. Pourtant, je sens mes muscles qui frétillent sous ma peau tout le restant de la journée, sous l’effet de l’adrénaline. Que se passera-t-il si jamais Stéphan s’aperçoit que son avion a disparu et qu’il donne l’alerte avant que la cloche ne sonne ? J’ai la trouille, mais heureusement, après le sport, la classe est finie et le vilain voleur que je suis a tôt fait de plier bagage pour retrouver la voiture maternelle qui attend, devant l’école.

Voyou, voleur, chenapan !

Personne n'en a jamais rien su, pas même son propriétaire initial qui a dû être bien malheureux, le pauvre. Mais Stéphan, qui est aussi dans ma classe l’année suivante, ne parlera jamais de cet avion volé avec lequel je joue ensuite pendant les longues années qui suivent, puis qui passe entre les mains de mes deux frangins brise fers avant de disparaître je ne sais où. En grandissant, ma conscience du bien et du mal s’éveille peu à peu jusqu’à cet événement fatidique - dans un futur plus ou moins lointain et que vous allez découvrir dans la deuxième partie - à partir duquel ce jouet devient un symbole maudit, pour moi. Il représente tout ce que j'ai fait de moche dans ma vie et que je regrette amèrement aujourd'hui. Mais à ce moment-là de mon existence, j'aurais aimé pouvoir le retrouver dans mes affaires (ou le même en neuf, pourquoi pas) pour le renvoyer à celui à qui il appartenait. Je me disais que je ne serai pas tranquille tant que ce ne serait pas fait… Ne me demandez pas pourquoi, je n'en savais rien moi-même !

*****


DEUXIÈME PARTIE : LA RÉVÉLATION


L’effet papillon.


Hiver 2010. J’ai 39 ans et je suis marié et père de deux enfants. Je travaille dans une agence web à Oloron-Sainte-Marie. Quelques années auparavant, j’assiste avec mon épouse et mes gamins au baptême de mon neveu par alliance, (le fils du frère de ma moitié – ‘fin je me comprends). La cérémonie, qui a lieu en l’église de Saint-Jacques à Cognac, me gonfle prodigieusement, mais je fais bonne figure. Il y a belle lurette que les religions, quelles qu’elles soient, ne font plus partie de mon système de pensée. D’ailleurs c’est bien simple, je ne crois en rien. Même plus en l’amour, mais ce n’est pas le sujet. Nous nous retrouvons ensuite pour un repas partagé entre les deux familles. L’un des convives, fortement alcoolisé, et qui paraît mis de côté par les autres, me dit quelque chose.

Retrouvailles.

C’est qu’il n’a pas tellement changé physiquement, en trente ans, contrairement à moi qui ai pris autant de kilos en trop que d’années. Son visage ressemble à un parchemin exhumé des pyramides, il a les traits creusés et ses paupières sont bouffies d’alcool, mais je le reconnais presque immédiatement : c’est Stéphan. Échangeant une coupe de champagne avec ma belle-sœur, j’apprends qu’il n’est autre que son cousin, qu’il ne picole pas seulement pour les fêtes familiales, qu’il vit tout seul et qu’il n’a pas de boulot fixe. Je songe : « quand même, dans mes souvenirs, c’était un mec sympa, assez populaire auprès de ses petits camarades masculins et apprécié des filles (malgré une coupe au bol bien ridicule, quoi que typiquement de son époque). C’est fou, ça ! Qu’est-ce qui a fait qu’il en est arrivé à un tel niveau de déchéance ? » Jamais je n’aurais pu imaginer ça de sa part, et pourtant…

Il n’y a pas de hasard.

À ce moment-là, j’ai complètement oublié cette histoire de Corsair F4u. Ça fait même des années que je n’ai pas pensé à cet avion, que j’ai perdu de vue depuis que mon second petit frère a arrêté de jouer avec. Mais en observant Stéphan qui maugrée, mégot entre les doigts jaunis, tout en s’affaissant lentement sur sa chaise après chaque verre englouti, je ne peux pas m’empêcher de me sentir mal à l’aise. Tout en avalant un dessert pas suffisamment intéressant pour me distraire, je continue de m’interroger : « Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’il soit comme ça aujourd’hui ? Pourquoi m’en suis-je sorti, moi, et pas lui ? » C’est en faisant ce parallèle hasardeux avec ma propre histoire que tout me revient en mémoire, en un flash ! C’est ce putain d’avion. Et par association d’idées (et selon la théorie du chaos, qui veut que le battement d’aile d’un papillon peut déclencher une tornade à l’autre bout du pays), je ne peux plus m’empêcher de penser qu’il se pourrait bien que je sois la cause de tous ses malheurs.

*****


TROISIÈME PARTIE : LA RÉDEMPTION ?


La chasse au trésor.


À partir de ce moment-là, je ne pense plus qu’à ça. Le livre que je suis en train d’écrire, le tome 1 de ma trilogie fantastique « L’infection », est mis de côté, le temps que je résolve cette histoire. Je suis persuadé que si j’arrive à lui rendre son avion, les choses pourraient rentrer dans l’ordre, pour lui. Mais je ne sais pas trop comment je dois m’y prendre pour réparer ce que je considère comme le péché originel. La première chose à faire, c’est de chercher dans les jouets restants, chez mes parents, pour voir si le fameux coucou est toujours de ce monde. Après moi, qui étais relativement soigneux, il est passé entre les pognes des mes deux frères, le cadet ayant pratiquement réussi à casser tous mes jouets ainsi que les siens. Mais dans mes souvenirs, le Corsair F4u était en métal et assez solide pour résister à ses assauts : il avait de bonnes chances d’avoir survécu à son pouvoir de destruction. J’ai donc demandé de l’aide à mes parents. Ils ont farfouillé dans tous les recoins de leur maison, vidé toutes les caisses de jouets, mais ça n’a rien donné. L’avion avait bel et bien disparu…

La baie des désespérés.

Impossible de lui rendre l’avion original, celui-là même que je lui avais volé, sans vergogne, trente ans plus tôt. Et sans cette action, impossible de trouver le salut… Impossible de me remettre au travail. Il ne me reste plus qu’Internet pour tenter de sauver la mise. Avec l’accord de mon épouse, qui se fait bien prier (car elle « n’aime pas quand je dépense l’argent du ménage en conneries »), je me lance pour la première fois de ma vie dans le labyrinthe d’eBay, en espérant pouvoir y trouver la lueur au bout du tunnel. Je tombe sur plusieurs offres avec exactement le même jouet, mais à des prix résolument abusifs. Et puis à force d’observer le manège, je finis par comprendre le système des enchères et quelles stratégies je dois adopter pour remporter la mise à moindre prix. Je n’achète pas un Corsair F4u, mais quatre, dont un encore préservé sous son blister d’origine. Et tout ça pour une quarantaine d’euros, au grand dam de ma moitié qui me maudirait sur plusieurs générations, si seulement elle pouvait.

Le chemin vers la rédemption.


Je donne un avion à chacun de mes enfants. J’en garde un (orange) pour moi, en souvenir de mon méfait, et je décide d’envoyer le plus beau, encore emballé, à Stéphan. Ma belle-sœur, à qui je raconte toute l’histoire, me prend certainement pour un fou, mais me communique quand même l’adresse de son cousin. Il reçoit le colis et un petit mot explicatif quelques jours plus tard. Je n’entre pas dans les détails, mais je lui écris que je lui ai subtilisé son avion à l’école primaire et que le fait de l’avoir revu au baptême de mon neveu m’a donné des remords, d’où cet envoi. Suite à cela, Stéphan contacte sa cousine. Il lui assure qu’il ne se souvient absolument pas de cet avion, mais lui demande de me remercier pour le geste. Étrangement, je suis soulagé et déçu à la fois. Je suis heureux de ne pas avoir été le papillon qui a généré la tornade de sa vie et triste (pour moi) d’avoir perdu tout ce temps avec ces remords stupides. La vie reprend son cours, et je finis presque par oublier.

Jusqu’à ce que, à peine quelques semaines plus tard, ma belle-sœur m’apprenne que son cousin est mort. Une cirrhose, parait-il. Mais d’un coup, ma vision s’obscurcit ; c’est à nouveau le chaos dans ma tête. Et si… et si c’était encore de ma faute ? Serait-il encore de ce monde si je ne lui avais pas renvoyé ce fichu avion ? Le battement de l’aile du papillon…

*****


QUATRIÈME PARTIE : LA SAISON 2


Les fantômes du passé.

C'est à ce moment-là que ma conscience du bien et du mal explose comme un geyser, ou plutôt comme un lac artificiel auquel on aurait subitement ôté son barrage, noyant tout mon être sur son passage dans des flots bouillonnants de culpabilité et d'opprobre. Et soudain, tous les moments où j'ai été un fieffé connard me reviennent au visage, d'un seul coup. Je suis hanté par les fantômes de mon passé, comme Kiefer Sutherland dans Flatliners, sauf que, par bonheur, je ne me fais pas casser la gueule par mes victimes à tout bout de champ, comme lui. Et pour cause : je n'ai tué ni violé personne. Mais le résultat est similaire sur mon mental : je fais cauchemars sur cauchemars, je stresse pour un rien, je tente de m'anesthésier l'âme avec des litres de bière, parfois même du rhum... Mais l'image de Sophie C., une ancienne camarade de classe que j'ai harcelée au collège, ne veut pas quitter mon esprit. Je revois toutes mes exactions à son encontre et j'ai envie de pleurer. Si je la retrouvais par hasard, je pense que je me jetterais à ses pieds pour lui demander pardon, tellement la honte m'accable.

Rebelote. 
 
Je me mets donc en tête de fouiller l'Internet de fond en comble, mais évidemment, elle n'apparaît nulle part, ni sur sur les réseaux sociaux ni sur les moteurs de recherche. Pas une seule photo sur Google Images et même le dinosaure "Copains d'avant" ignore son existence ! C'est quand même dingue qu'avec cette profusion de smartphones qui envahissent nos vies jusqu'à l'aliénation, il puisse encore exister aujourd'hui des gens qui n'ont absolument aucune identité numérique ! Je me persuade que si elle avait voulu fuir son passé, elle ne s'y serait pas prise autrement. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue ; aucun de mes copains de troisième n'ont gardé de contact avec elle non plus.
"Pas de nouvelle, bonne nouvelle", dit-on. Peut-être qu'elle a rencontré quelqu'un de bien qui la rend heureuse ? Peut-être même qu'il - ou elle - lui a complètement fait oublier le calvaire de son adolescence ? Ou peut-être est-elle morte seule, malheureuse et alcoolique dans un cul de basse-fosse, elle aussi ? Et à cette simple pensée, il me semble entendre son rire si caractéristique, que je prenais un malin plaisir à railler. 

Point final.

J'ai peur que mon battement d'aile de papillon ait encore frappé. Et j'ai peur que toute nouvelle action de ma part engendre une nouvelle tornade incontrôlable. Le chaos. Je devrais sûrement lui foutre la paix, à cette pauvre Sophie C., mais en même temps, mon esprit tordu m'intime l'ordre de me racheter, sous peine de mourir à petit feu, comme Stéphan. Et si jamais, par chance, j''arrivais à lui présenter mes excuses, j'en aurais certes fini avec elle ; mais qui dit qu'un autre vent mauvais ne viendrait pas souffler sur les braises de ma conscience ? "Si l'un tombe, un autre sort de l'ombre à sa place", c'est connu. Je me sens perdu comme un enfant dans une forêt primaire, peuplée de hyènes aux crocs acérés.
Peut-être que je devrais apprendre à lâcher prise, au lieu de me rendre malade pour des choses - que d'aucuns jugeraient insignifiantes - et qui sont très loin derrière moi ? Car finalement, peut-être que c'est Sophie C., le battement de papillon de ma tornade, et que je dois apprendre à (sur)vivre avec... Il serait temps, à presque 53 ans !


La première partie de ce texte a été écrite et publiée en décembre 2010 sur mon blog "Xiberoland", aujourd'hui fermé. Je la republie ici dans une version plus complète afin d'en garder une trace. C'est plus une trame qu'un texte travaillé. Peut-être l'utiliserais-je un jour, dans un futur recueil de nouvelles ? Ai-je besoin de préciser que tout est vrai ?