jeudi 5 août 2010

Et un nouveau chapitre de L’infection, un!

Quand je vous ai dit en novembre 2008 (déjà!?) que La petite nouvelle serait le seul et unique texte de L’infection que je publierai sur Internet, je vous ai menti…
Souvenez-vous, en septembre 2009, j’écrivais ce billet sur la gendarmerie. Et bien figurez-vous que j’ai contacté l’ex-gendarme auteur de ce site, et qu’il m’a répondu (fort gentiment, d’ailleurs). Je l’en remercie, car j’ai pu obtenir quelques petites précisions très utiles pour plusieurs chapitres de ce premier tome de ma trilogie, notamment celui-ci : le numéro 16 (pour l’instant).
Bonne lecture ;-)

 
L'interrogatoire
Le gendarme Carré et l’adjudant Marin observaient Patrice Bodin d’un air dubitatif. Le type était avachi sur sa chaise rembourrée en skaï grumeleux grisâtre, les avant-bras posés sur les cuisses, mains ouvertes et paumes dirigées vers le plafond sale du petit bureau. Il avait gardé sa tenue d’ouvrier usagée, alors qu’il avait quitté l’usine il y avait déjà plus de deux heures et qu’il n’avait même pas travaillé ce jour là. Beau Smart avait jugé que ce déguisement typique achèverait de lui donner un petit côté "misère humaine", susceptible d’éloi-gner les soupçons de son hôte, ou du moins d’inspirer la pitié. Il dégageait une forte odeur de crasse et de sueur aigre qui embaumait toute la pièce. Il avait l’air absent, l’œil luisant et hagard, le visage d’une pâleur irréelle, accentuée par l’éclairage du néon blafard. En fait, les deux militaires avaient même l’impression qu’il regardait à travers eux, sans ressentir la moindre émotion, comme s’ils n’avaient pas existé. L’uniforme censé représenter l’autorité ne leur était d’aucune utilité, ce qui était assez inhabituel et désagréable. Géraldine Carré ne pouvait même pas compter sur son physique plutôt avantageux pour espérer amadouer l’être probablement asexué qu’elle avait devant elle.
Quelques minutes auparavant, elle et son coéquipier avaient intercepté Bodin qui marchait d’un pas lent et vouté dans la rue Victor Hugo, le regard vide et les bras ballants. Il correspondait exactement au signalement que leur avait donné la secrétaire en état de choc d’Aguer Industries.
La gendarmette détourna avec gêne son regard bleu de la lamentable silhouette, se redressa sur sa chaise, posa ses mains sur son clavier, puis chercha l’assentiment de son chef, qui hocha la tête, visiblement curieux de voir la suite. Elle commença l’interrogatoire avec un ton plutôt empreint de compassion :
Alors, votre nom?
Bodin, Patrice, répondit la machine, parfai-tement à l’aise dans son rôle.
Vous êtes né le?
17 août 1973.
Où ça?
A Limoges.
Dans la Haute-Vienne, donc. Votre domi-cile?
1 bis, rue Victor Hugo, à Mauléon-Licharre.
Patrice Bodin répondait sur un ton neutre et monocorde. Un peu comme une machine qui répétait une leçon trop bien apprise. Le gendarme Carré lança un regard perplexe à son gradé, qui n’exprima aucun sentiment sur son visage fermé.
Elle reprit :
D’accord. Quel est votre métier?
J’emballe diverses pièces métalliques fabri-quées chez Aguer Industries. Ces objets sont ensuite envoyés chez nos clients, qui les utilisent pour fabriquer leurs propres produits.
Vous voulez dire que vous travaillez au service expédition ?
Voilà, c’est ça.
Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faisiez dans le bureau du PDG Antton Aguer, en début d’après-midi?
J’étais convoqué à un entretien préalable à un licenciement.
Pour quelle raison?
A priori, j’ai dû faire un certain nombre d’erreurs répétées qui n’ont pas plu à ma hiérarchie.
Pourquoi "a priori"?
Je ne suis pas dans la tête des gens. Je suppose qu’on avait quelque chose de grave à me reprocher. Mais le temps a manqué pour que j’en sache plus…
Bien, vous rappelez-vous de l’heure exacte?
J’avais rendez-vous à 14 heures précises.
Étiez-vous à l’heure?
Oui, mais on m’a fait patienter une vingtaine de minutes dans le bureau de la secrétaire.
Oui, c’est ce qu’elle nous a dit. C’était le temps que le PDG revienne de sa réunion. Ensuite, étiez-vous seul dans le bureau, avec Monsieur Aguer?
Non, Allande Aguer, son fils et directeur de l’usine était présent dès le début de l’entretien, lui aussi.
Pouvez-vous me décrire les évènements qui ont suivi, le plus fidèlement possible, et dans l’ordre chronologique?
Monsieur Aguer-père s’est fâché tout rouge après moi. A ce que j’ai compris, il n’était pas content de mon travail. Je ne me rappelle pas exactement la teneur de ses propos. Et puis tout à coup, il s’est affaissé, et est retombé sur son bureau.
Une chaleur étouffante régnait dans la pièce, curieusement, elle ne semblait pas affecter Patrice Bodin, dont le regard commençait à retrouver une certaine lueur de vitalité. Les deux militaires avaient quant à eux un peu de mal à respirer dans leurs uniformes. Ils avaient les aisselles humides, et la sueur perlait à leurs fronts. Une sorte de pulsation grave semblait battre à leurs tympans. Ils prirent cela pour leurs propres battements de cœur. Géraldine Carré sentait même une migraine s’installer insidieusement dans sa jolie tête blonde. Le néon défaillant qui éclairait la salle s’était soudai-nement mis à cliqueter bruyamment et de manière anarchique, s’ajoutant à la tension et à l’agacement, palpables dans l’air. Elle tenta vainement de ne pas en faire cas, et reprit son interrogatoire, le visage imperceptiblement tendu :
… D’accord, poursuivez sans omettre aucun détail, s’il vous plait.
Ensuite, son fils a essayé de le secouer en vain, puis il a paniqué, et a fait comme une crise de tétanie. On aurait plutôt dit qu’il étouffait. Il a couru vers la fenêtre, l’a ouverte brusquement, et s’est penché sur le rebord.
Et alors?
Il est tombé par la fenêtre. Je pense que dans la panique, il a dû mal évaluer les distances.
Que faisiez-vous, vous-même?
J’étais assis sur ma chaise. Je n’ai pas bougé. Ça s’est passé si vite, et c’était tellement absurde et inattendu, que je n’ai rien compris à ce qui arrivait.
Qu’avez-vous fait, ensuite?
Je me suis levé, et je suis allé prévenir la secrétaire dans le bureau d’à côté, afin qu’elle fasse appeler les secours.
Continuez…
Et ensuite rien. Dans la panique qui s’en est suivie, je suis sorti de l’usine et suis rentré chez moi.
Comme ça, comme si de rien n’était?
La gendarmette faisait un effort démesuré pour garder son calme apparent. La migraine était maintenant assez douloureuse pour modifier ses facultés de jugement, et son supérieur hiérarchique n’avait pas l’air au mieux de sa forme non plus, avec ce strabisme divergent qui venait d’apparaître, et lui donnait une allure de sadique sexuel en liberté. Le battement dans leurs crânes était maintenant si fort qu’il leur semblait que les murs de la gendarmerie vibraient, voire ondulaient eux aussi. Ils se surprirent à avoir envie d’écourter l’interro-gatoire, qui ne semblait de toute façon donner aucun résultat probant. En interrogeant Patrice Bodin, le binôme avait imaginé pouvoir en apprendre davantage sur les circonstances de la mort violente des Aguer, paraissant être tout autre chose qu’un malencontreux faisceau de coïncidences.
Que vouliez-vous que je fasse de plus? Je ne suis ni médecin, ni pompier. J’étais choqué, et je suis parti.
Admettons. Mme Bergez, l’assistante de direction,  prétend néanmoins que vous avez "ironisé" sur la mort violente des deux hommes. Qu’avez-vous à répondre à cela?
C’est une vieille bique mythomane, psycho-rigide et hystérique. Si vous étiez du coin, vous le sauriez!
… D’accord, donc vous maintenez que vous n’avez pas "ironisé"?
Oui, c’est de la calomnie. Je n’ai pas les moyens de payer un avocat, encore moins maintenant que je suis officiellement sans emploi, mais je voulais dire que je trouve quand même très facile de s’acharner sur des personnes sans défense, qu’on vient de mettre à la porte, qui plus est!
Bien, avez-vous autre chose à ajouter?
Je peux rentrer chez moi? J’ai à faire…
Oui… Oui, bien sûr monsieur, juste après avoir relu et signé votre déposition en trois exemplaires. Merci de rester dans les parages, au cas où nous aurions encore besoin de vous !
Patrice Bodin ne répondit pas et ne relut même pas les documents. Il griffonna une signature inintelligible d’une main fébrile, puis se fit raccompagner à la porte de la brigade de gendarmerie par Géraldine Carré, qui faisait un effort surhumain pour tenir debout sur ses jambes. Elle ne lui tendit même pas la main pour le saluer, tellement l’effort lui coûtait, mais il ne sembla pas particulièrement vexé par cette carence de savoir-vivre. Après tout, on ne demande pas à un militaire de faire ami-ami avec les civils…
Lorsqu’elle retourna dans son bureau, elle fut à peine surprise de trouver son supérieur hiérar-chique l’air hagard, affalé sur la chaise où se trouvait le témoin, quelques minutes plus tôt.
Alors, qu’en pensez-vous, Carré?, réussit-il à articuler.
Mon adjudant, je préfère ne plus penser pour le moment… J’ai une migraine épouvantable, et je vous demande la permission de pouvoir me retirer chez moi.
Vous l’avez, parce que je me sens un peu malade moi aussi… Mais donnez-moi au moins votre avis, avant!
Eh bien pour tout dire, nous n’avons rien de tangible contre Patrice Bodin. Certes, il est seul témoin du drame, donc il n’a pas d’alibi; et puis il a un mobile, puisque ses patrons voulaient le licencier. Mais il nous manque le modus operandi. Sans compter que la mort des deux hommes est tout à fait explicable de façon logique, et la version du témoin concorde avec les premières constatations du légiste.
Oui, c’est un peu tiré par les cheveux, mais ça tient la route… L’accident cardio-vasculaire du père a pu engendrer une situation de grand stress chez le fils, sujet à de fortes crises d’asthmes intempestives (fait connu de tous), notamment en cette période de forte pollini-sation. Panique et accident bête qui aboutissent à la mort des deux hommes.
Voilà. Et le résultat, c’est que nous n’avons pas de quoi inculper Patrice Bodin. Pour autant, je n’arrive pas à dire pourquoi, je ne peux pas l’innocenter, ni accréditer la thèse de l’accident. C’est comme s’il nous manquait une clé essentielle à la compréhension de la vérité.
C’est exactement ça! Il avait l’air bizarre, c’est indéniable, mais pas du tout comme les prévenus habituels. Sa posture était plutôt froide, et dénuée d’émotion. Presque calculatrice, voire inhumaine, par moments, non?
Oui, il disait qu’il était choqué, mais son attitude générale démontrait plutôt le contraire. Et puis à mon avis, vu la façon dont il s’exprime et les mots qu’il emploie, c’est loin d’être le neuneu de service dépeint par ses collègues de travail…
C’est vrai, et ça laisse songeur… Bon. Tout ce que nous pouvons faire à l’heure actuelle, Carré, c’est inscrire nos spéculations dans le rapport, et préconiser une surveillance discrète du bonhomme.
Bien Mon adjudant. Je vais le faire avant de rentrer, histoire que notre conversation reste bien fraîche.
Comme vous voulez. Moi, je rentre me coucher… Si vous avez un quelconque souci, appelez-moi!
C’est noté Mon Adjudant. A demain.
Alors que Marin marchait en titubant comme un alcoolique à 4 grammes dans le petit couloir qui menait à la cour intérieure de la brigade, puis aux logements de fonction des militaires, Géraldine Carré s’assit à son bureau et termina en dix minutes son rapport sous la lumière faiblarde du néon qui avait miraculeusement cessé de cli-queter. Puis elle se leva, en proie aux vertiges elle aussi, repoussa sa chaise et monta, au bord de l’évanouissement, à son appartement.
Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, Géraldine Carré, 25 ans, n’était plus que l’ombre d’elle même. Le médecin généraliste chez qui elle fut emmenée, dans un état second, diagnostiqua une inexplicable autant qu’ir-réversible atteinte d’une forme fulgurante et très avancée de la maladie d’Alzheimer. Après toute une batterie de tests médicaux étalés sur des mois et qui ne donnèrent aucun espoir, elle fut placée d’office au service psychiatrie de l’hôpital militaire Robert Picqué, à Villenave d’Ornon en banlieue bordelaise et l’on n’entendit plus jamais parler d’elle en Soule.
L’adjudant Marin, quant à lui, eut plus de chance dans son malheur: il mourût paisiblement et sans souffrance d’une rupture d’anévrisme, pendant son sommeil… Sa quasi-addiction au houblon fermenté expliqua largement son décès subit.
Il ne fut fait aucun recoupement, pas plus qu’il n’y eut de complément d’enquête, sur l’étrange destinée des deux militaires : la brigade de gendarmerie de Mauléon-Licharre n’aurait de toute façon pas eu la présence d’esprit d’associer ces évènements à la personne de Patrice Bodin, ni le temps de s’atteler à une enquête secondaire. Car cette nuit allait probablement rester dans le mémorial gendarmique de la compagnie comme la plus longue et la plus effroyable ayant jamais existé en Pays basque…

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