La pente est raide. Mes chevilles se tordent sur les cailloux du sentier qui sinue dans la forêt. Des fougères et des ronces me fouettent les jambes. Je me dis qu’il serait temps que je fasse un peu de ménage là-dedans. Demain, peut-être ? Je sors enfin de l’obscurité des feuillages et me voilà à crapahuter sur la montagne pelée. De rares pans herbeux autour de moi roulent sous la brise estivale. Le chalet est tout proche, encore quelques mètres. Il me tarde d’arriver car j’ai une immense envie d’uriner. J’aurais pu m’arrêter par là et faire ma miction sur le chemin, mais j’ai une maladie orpheline qui s’appelle la flemme et qui frappe à tout moment, quitte à me laisser dans l’inconfort le plus total. Et puis je déteste faire mes besoins dans la nature. J'ai toujours peur qu'un sanglier ne vienne me faire une olive avec son gros groin gluant, ou qu'un frelon asiatique mal inspiré ne vienne me piquer les parties tandis que je suis ainsi, les mains prises et le cul à l'air, en position de faiblesse. Mais c'est certainement aussi un reliquat traumatique de l'époque où mes parents nous emmenaient avec eux hanter les campings naturistes du grand Sud-Ouest. Ce temps béni durant lequel je ne me déplaçais qu'en courant, fuyant le regard putatif des autres, les mains cramponnées à mon tee-shirt que je tirais à l'avant et à l'arrière, le plus loin possible en direction du sol...
Enfin je pousse la porte. Je détache les sangles de mon sac à dos et le lâche sans ménagement en plein milieu de la carrée. Sans même me déchausser, je file aux toilettes tout en essayant de dégrafer frénétiquement la fermeture éclair de mon pantalon de randonnée. J’appuie sur l’interrupteur en soufflant comme un crapaud sur le point d'éclater. La petite salle qui s’illumine ne ressemble pas à ce qu’elle est d’habitude. Elle est entièrement recouverte, du sol au plafond, d’un carrelage avec imprimé de dégradé brique, typique des années 70. Ici, il n’y a pas de cuvette. L’évacuation des matières se fait par un trou bizarre, situé au beau milieu de la pièce et qui tient plus de l’égout que des chiottes « à la turque ». Plus j’y pense, et plus je trouve que ça ressemble vraiment à une douche à l’italienne, en fait. Cette excentricité aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais le besoin de vider ma vessie en feu est tellement puissant que je ne peux pas y réfléchir plus avant.
D’ordinaire, je m’appuie toujours de la main gauche en haut du mur situé en face de moi. Le contact froid des carreaux de terre cuite me permet de vérifier que je suis bien dans le monde réel. Mais là, la paroi est trop éloignée et je ne voudrais pas risquer de glisser et tomber de tout mon long dans la pisse. Alors je me mets en position cambrée, jambes écartées et légèrement fléchies, histoire d’éviter de m’asperger le bas du pantalon avec de vicieuses gouttelettes rebondissantes et je vise la grille en plastique posée sur la bouche. Ça y-est, j’ouvre les vannes. Le liquide chaud et ambré tant retenu s’extirpe de mon méat urinaire comme des lames de rasoir.
Bizarrement, quelque chose trotte à l’arrière de mon crâne, un peu comme lorsqu’on a oublié de faire un truc très important, mais qu’on ne se rappelle plus de quoi il s’agit. Je contracte mon périnée, le jet s’éteint en goutte à goutte. Je réfléchis : qu’est-ce qui peut bien me préoccuper à ce point ? Inquiet, j’observe mon environnement. Tout à l’air à peu près normal. Je suis bien dans MA cabane, dans MES toilettes et personne ne m’espionne. Je fais un petit écart pour toucher le mur. Il est bien là, frais et humide, comme à son habitude. J’ai beau me creuser la cervelle, rien ne vient contredire cette idée. Et puis l’envie impérieuse de me soulager obscurcit toute ma capacité de jugement. Je dois absolument faire les choses dans l’ordre : d’abord pisser, puis réfléchir. Logique imparable. Alors je me remets en position et j’envoie une nouvelle giclée brûlante dans l’égout.
Quelque chose coule le long de mon aine. Je me réveille d’un coup et stoppe immédiatement les machines.
— Bordel, m’exclame-je ! J’ai failli pisser au lit, comme quand j’étais petit ! J’aurais jamais dû picoler autant hier soir. Quel con ! Ça m’apprendra, teh !
Je me lève d’un coup, attrape une poignée de kleenex pour buvarder sommairement les dégâts et file terminer mon urination dans mes vrais WC, qui ne ressemblent décidément pas à ceux de la cabane dans laquelle je me rends la nuit, dans presque tous mes rêves, depuis quelque temps déjà. J’ai encore des vertiges alcooliques de la veille et je m’appuie au mur pour bien viser. La bière, c’est sympa, mais il faut bien qu’elle ressorte quelque part, une fois qu’on en a ingurgité deux litres !
Ce faisant, je réfléchis : « quand j’étais petit », c’est un abus de langage ! La dernière fois que j’ai pissé au lit, je devais avoir dans les 16 ans. N’empêche, c’est quand même incroyable de se faire auto duper comme ça, par ses propres rêves, à cinquante-trois ans passés ! Je n'arrive pas à comprendre comment je peux être capable de me retenir pendant toute une journée mais que, une fois couché, je sois obligé de rester sur le qui vive, au cas où. C'est comme si ma vessie sans fond le jour devenait fainéante la nuit. Il paraît que c'est lié à mon problème d'apnée du sommeil, diagnostiqué il y a seulement quatre ans. Mais je pense que cette propension à l'énurésie date de bien avant.
Je ne me souviens pas de quand ça a commencé. Il me semble que j'ai toujours pissé au lit, sans interruption, depuis ma plus tendre enfance et ce, jusqu'à la puberté. Et puis un jour, comme ça, sans prévenir et sans raison, alors que je m'étais fait à l'idée que je vivrais sûrement toute ma vie (que j'espérais par conséquent très courte) affublé de cette tare congénitale, j'ai arrêté d'un coup d'un seul, au seuil de l'âge adulte.
******
Mais revenons au commencement. Je suis né le 27 août 1971 à Cognac, un vendredi soir autour de 23h45. D'ordinaire, c'est le moment idéal pour tout un chacun de se jeter un dernier petit apéro dans le gosier, avant de rentrer en titubant dans ses pénates, tout en balbutiant quelque ineptie. Moi j'ai choisi ce jour et cette heure précis pour pousser mon premier vagissement.
Mon premier souvenir date de l'année de mes trois ans, et c'était un cauchemar (comme par hasard). Je me rappelle que mes parents avaient installé mon lit à barreaux dans le couloir (car ma chambre servait à héberger temporairement une grande tante de mon père, qui était très vieille et très malade - ça, on me l'a raconté). Mais je me souviens avec précision de ce rêve : des milliers d'araignées de toutes tailles grouillaient au plafond et me tombaient dessus en faisant de gros "ploc !", comme la pluie d'un orage printanier sur un Vélux. Certaines descendaient doucement, accrochées à leur fil, d'autres me dégringolaient dessus en chute libre. Mes hurlements de terreur nocturne ont réveillé ma mère et le cauchemar a immédiatement pris fin, me laissant secoué de sanglots dans ses bras rassurants.
C'est amusant car je n'ai en vérité jamais eu peur des araignées. Mais ce rêve monstrueusement réaliste est le premier dont je me souvienne, aussi clairement que si c'était hier.
Ensuite, à peu près à la même période, je me rappelle de l'école maternelle Jean de la Fontaine. Ma première maîtresse s'appelait madame R. C'était une femme sèche et anguleuse, au teint cireux, avec des petits yeux perçants sous de grosses paupières gonflées. Elle portait une coiffure châtaigne, filasse et courte. Dans mes souvenirs, elle avait toujours une voix criarde et arborait une moue de dégoût, comme si elle détestait les enfants. Je corrige : comme si elle me détestait, moi, tout particulièrement. Cette femme fut mon premier contact avec l'école et cela a, je pense, déterminé tout le reste pour moi.
Je crois que je suis resté deux ans dans cet établissement scolaire. Je me rappelle des siestes obligatoires, de m'être ouvert le menton en tombant d'une grosse pierre et d'avoir fomenté un plan avec deux camarades de classe (dont une fille) pour casser la gueule d'un enfant plus petit que moi. Tout ça parce que je le trouvais trop laid.
Evidemment, ma mère a aussitôt été convoquée par la directrice et m'a obligé à donner mon jouet préféré à ce malheureux gamin. L'année d'après, j'intégrais les effectifs de l'école Jean Macé. C'est là que j'ai tenu mon premier stylo pour autre chose que pour dessiner. Et c'est là qu'on m'a forcé à apprendre à écrire de la main droite, alors que j'utilisais naturellement la gauche. Ma mère pensait que j'étais ambidextre, mais j'ai toujours su que j'étais gaucher : mon oeil et mon ouie directeurs sont également à gauche. Lorsque je marche, c'est toujours le pied gauche qui démarre et c'est aussi du bras gauche que je suis le plus fort. Bref, je suis ce qu'on appelle un gaucher contrarié, même si cela n'a jamais été diagnostiqué comme tel par les sachants. À l'époque, être gaucher était encore considéré par la société comme une forme de handicap, un défaut de fabrication qu'il fallait à tout prix corriger. Tels les missionnaires en Afrique, qui tentaient de convertir les peuples indigènes païens au christianisme de gré ou de force, les instituteurs de la vieille école n'avaient de cesse que de tuer dans l'oeuf les gauchers récalcitrants. Je pense avoir été une de leurs victimes, comme tant d'autres, dans les années 70. Aujourd'hui, les choses ont évolué dans le bon sens : on laisse les gauchers être qui ils sont et c'est tant mieux.
Je ne peux pas le prouver, car l'énurésie peut avoir de nombreuses causes différentes, comme le facteur génétique, par exemple, un TDAH (trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité) ou une croissance ralentie du système urinaire, mais je suis persuadé que l'école et notamment cette correction de ma "gaucherie", (dont je me souviens parfaitement), aussi appelée "sinistralité" (autant de termes négatifs pour décrire quelque chose de tout à fait naturel, autant qu'une identité, du reste), est co-responsable de toutes ces années de pipi au lit. L'école a fait de moi ce que je suis aujourd'hui, et ça n'a pas été tous les jours la fête !
À peu près à partir de mon entrée au CP à l'école Paul Bert, je me souviens que mes parents commençaient à s'inquiéter au sujet de mon incontinence nocturne (et diurne : à cette époque, je faisais également caca dans mon slip tout en faisant le tour du quartier à vélo, mais ça, je vous le raconterai une autre fois...). Jugez un peu : j'avais six ans et je pissais encore au lit, toutes les nuits sans exception, comme un bébé. Le matin, ma pauvre mère devait me désincruster des draps souillés et me pousser jusqu'à la douche où elle me briquait au savon pour faire partir l'odeur rance de l'ammoniac collé à ma peau. Mes draps étaient mis à laver et on recommençait inlassablement le même cirque, chaque jour. Ma mère a essayé tout ce qu'elle pouvait pour me faire arrêter, mais il n'y avait rien à faire.
*****
Le réveil au milieu de la nuit ? Ça ne fonctionnait pas. D'abord parce que j'avais le sommeil trop profond, mais aussi parce que le pipi semblait savoir à l'avance à quelle heure ma mère allait débarquer. Soit c'était trop tôt et je me présentais devant la cuvette avec deux ou trois pauvres gouttes (et je pissais le reste dans mes draps une heure plus tard), soit c'était trop tard et alors il ne me restait plus qu'à filer à la salle de bains, tandis que mes parents changeaient mes draps. Ceci sans qu'ils aient l'assurance que je ne les re-souille avant la sonnerie du réveil, une ou deux heures plus tard.
On a essayé le "pipi-stop". C'est ma tante qui nous avait prêté cette machine infernale, en nous garantissant une efficacité à toute épreuve : ça avait marché sur un de mes cousins. Ce dispositif ingénieux, mais complètement inutile sur moi, se présentait sous la forme d'une valisette en plastique kaki, contenant un système électronique composé d'un détecteur d'humidité relié à une alarme. Le détecteur était glissé dans une couche que je devais porter pendant mon sommeil, et était censé me réveiller au moment où je commençais à uriner. Mais là encore : chou blanc. J'ai toujours eu un sommeil agité. Même encore aujourd'hui ; je n'ai jamais compté combien de fois ça arrive par nuit, mais je me tourne et me retourne très souvent, au grand dam de ma compagne (qui ignore tout de sa chance : j'aurais pu ne jamais arrêter de pisser au lit !).
La couche n'a jamais tenu en place. Je me retrouvais chaque matin avec les parties génitales à l'air au milieu d'une mare d'urine déjà froide, lorsque le détecteur daignait enfin sonner. La sirène qu'émettait ce truc diabolique était absolument abominable. C'était un genre de couinement électronique continu et suraigu, capable de réveiller un mort. Mais chaque fois trop tard, dans mon cas.
Heureusement, le gadget maltraitant (qui n'aurait même pas mérité le concours La Pine) est vite retourné à son envoyeur.
On a essayé le "traitement homéopathique" (Sulfur 7 CH et Pulsatilla 5 CH). C'était la grande mode au début des années 80 ; ma mère était fan et les petites boules de sucre ont toujours leurs aficionados en 2024, alors que plus personne ne peut ignorer la supercherie, à moins d'habiter dans une grotte ! Ça ou pisser dans un violon... Et donc, là, sans surprise : ça n'a pas fonctionné non plus.
On a essayé les menaces, les punitions, les prières, les supplications... Même le médecin de famille n'a rien pu faire non plus. Peut-être que mes parents ont testé d'autres recettes, sans que je le sache ? Peut-être ont-ils sacrifié des agneaux pour contenter leur Dieu ? Si ça se trouve, il ont même envisagé, dans leur immense désespoir, de m'abandonner sur une aire d'autoroute, de m'envoyer chez les fous ou de me couper le zizi, qui sait ?
En tout cas, ils ont essayé de dédramatiser (ou de conjurer le mauvais sort) en m'achetant le single de Pippo Franco qui a fait un tabac auprès de la jeunesse italienne dans les années 80, intitulé "
Mi scappa la pipi" (j'ai envie de faire pipi). Mais il n'y avait vraiment rien à faire.
Je me souviens de la peur indicible qui m'étreignait, chaque fois que je devais aller dormir ailleurs que dans mon lit. Je n'aurais jamais accepté de participer à une soirée pyjama et fort heureusement, on ne m'en a jamais proposé.
À 12 ans, j'étais toujours énurétique. Je pissais au lit une à deux fois par semaine, parfois plus, selon mon niveau de stress. Je me souviens d'un été au cours duquel j'ai été invité par ma tante (celle du pipi-stop) à passer des vacances avec mes cousins dans la résidence secondaire de mon grand-père, à Musson, dans la banlieue rurale de Royan. Tous les lits étant occupés, je me suis retrouvé dans l'obligation de partager celui de mon cousin (qui avait trois ans de plus que moi, avait déjà sa taille adulte et du poil au cul et ne souillait plus ses draps depuis quelques années). Le premier soir, il m'avait demandé si je pissais encore au lit (c'était notoire, dans la famille). Puis devant mon affirmation, il m'avait demandé combien de fois par mois. Je lui ai menti. "Une fois". "Et tu as pissé ce mois-ci ?" (Il pensait sûrement pouvoir passer entre les gouttes...). "Non", avais-je répondu, ce qui était vrai mais j'avais envie d'entretenir le suspense. Il m'a fait jurer de me retenir au moins toute les nuits de la semaine et j'ai tenu bon. J'ai même pensé que ça-y-était, j'étais guéri. Mais une fois rentré chez moi et à l'approche du retour à l'école, les chutes du Niagara étaient évidemment reparties de plus belle.
Dans le courant de cette nouvelle année scolaire, alors que je souffrais en première année de quatrième, notamment avec la pire prof de français que j'aie jamais eu et qui a bien failli me dégoûter à tout jamais de lire et d'écrire, j'ai eu l'occasion de partir en voyage scolaire en Allemagne avec ma classe. J'étais logé dans une famille mono parentale, et j'avais une correspondante prénommée Maria. Bien sûr, j'ai pissé au lit dès la première nuit, et c'est assailli par la honte que j'ai recouvert mon forfait du mieux que j'ai pu avec ma couette, puis j'ai dissimulé mon pyjama trempé dans un placard de ma chambre. Je me suis douché et je suis parti au collège avec Maria. J'avais presque oublié ce douloureux épisode, quand, une fois rentré à la maison, j'ai retrouvé mon lit entièrement refait avec des draps propres et mon pyjama lavé et plié, posé délicatement sur la couette. La mère de Maria était psychiatre de métier. Elle n'est jamais revenue sur ce triste épisode pendant le reste de mon séjour, mais je savais qu'elle savait et j'avais tellement honte que je l'ai évitée le plus possible, alors qu'elle a vraiment été adorable avec moi, par ailleurs.
Plus tard, alors que nous passions l'été dans un camping à Montalivet (mes parents étaient adeptes du naturisme. C'étaient les années 80, souvenez-vous !), je me suis réveillé dans ma canadienne à nouveau mijotant dans une mare de pisse. Ma mère, sans doute excédée, et on la comprend, avait sorti mes draps, les avait lavés et étendus sur le fil à linge tendu entre la caravane et un pin des Landes, au vu et au su de tous. Je ne me suis jamais senti aussi mal que ce jour-là, même si personne ne m'a jamais fait la moindre réflexion à ce sujet.
Oui, j'ai vécu toutes ces années avec la peur et la honte. Peur que mon secret soit éventé et que tout le monde se foute de moi au collège puis au lycée, à l'école biblique, au sport, en ville, partout. Et honte de ne pas réussir à contrôler ma vessie la nuit, malgré mon âge avancé.
Alors oui, petit à petit, le délai entre mes flaques de pisses s'est allongé (mais la taille des flaques également, puisque ma vessie grandissait aussi avec moi). À 14 ans, c'était une fois par semaine ; vers 15 ans, une fois toutes les deux semaines. À 16 ans (j'étais en seconde), une fois tous les deux mois. Au fur et à mesure que je grandissais, mon sommeil se faisait de plus en plus léger et j'arrivais à comprendre de mieux en mieux les mécanismes de l'énurésie : à chaque fois qu'un "petit accident" (comme on appelait ça, entre nous) survenait, c'était parce que j'avais rêvé que j'allais aux toilettes. Alors je me suis mis en tête de contrer mon esprit tordu en mettant en place des petits rites. Depuis, chaque fois que l'envie me prend, je m'appuie sur le mur, histoire de vérifier le contact froid du carrelage ou du ciment sur ma main. Ce rituel peut paraître stupide, mais à force de le pratiquer, j'ai pu l'inclure naturellement dans mes rêves. Et donc à chaque fois que mon cerveau m'entraîne du côté des obscur des cabinets, je suis en mesure de vérifier (normalement, sauf cas rare où mon esprit est tellement embrumé que mes trucs et astuces le sont aussi) que je suis bien en train de rêver, ou non.
Et puis entre la seconde et la première, mes parents m'ont envoyé en séjour linguistique en Espagne. J'ai pris presque 20 cm en deux mois. Je n'ai pas pissé au lit de tout l'été. Et quand je suis rentré à la fin août, c'était terminé. La puberté était passée par là. La chape de plomb qui m'avait maintenu dans cette triste condition de mutant dégénéré s'était évaporée. Enfin. J'étais devenu normal, comme les autres. Ou presque.
*****
D'ailleurs j'ai presque fini par oublier que j'avais pissé au lit jusqu'à l'âge de 16 ans. Le temps est passé et je me suis retrouvé au service militaire après avoir foiré mes études d'anglais. À ma décharge, je ne voulais pas être prof, comme mes parents. Moi je voulais intégrer une école de journalisme ou une école de bande dessinée, mais je n'ai pas su trouver la force de m'imposer. Je n'avais pas un dossier formidable et pour mes parents, c'était plus simple que je suive leurs traces, puisque j'avais des facilités dans la langue de Shakespeare. Mais je me suis ennuyé à la fac. J'ai fini par ne plus y aller au bout de quelques mois. Mais là n'est pas le sujet. Lorsque j'ai enfin constaté mon échec universitaire, j'ai été placé devant un carrefour : soit je reprenais sérieusement les mêmes études (c'était hors de question !), soit je partais à l'armée, puisque, né en 71 et parfaitement valide, j'étais dans l'obligation d'effectuer mon service national. J'ai donc choisi cette seconde voie et je suis parti en gendarmerie, en service long, tant qu'à faire. Avec le recul, je pense que je cherchais à me punir moi même de mon oisiveté. Vers la fin de mes 16 mois, encouragé par mon commandant de brigade, je suis allé passer les examens pour entrer en école de sous-officiers de la gendarmerie nationale. Pendant mon service, j'avais obtenu une lettre de félicitations après avoir obtenu des informations décisives ayant mené à l'arrestation de cambrioleurs qui sévissaient dans les environs de ma brigade d'affectation, d'où l'incitation du gradé à ce que je poursuive dans la profession. Moi même, après tout ce temps au contact des forces de l'ordre, je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire. Il y avait certes du bon, mais il y avait aussi (et surtout) des choses sombres qui ne matchaient pas du tout avec mes propres convictions.
Bref, le jour de l'examen est arrivé et je me suis retrouvé assis à une petite table, parmi de nombreux autres candidats en uniforme, à répondre à toute une batterie de tests psychotechniques et de QCM, tous plus infects les uns que les autres. Je pense avoir foiré les test destinés à mesurer mon intellect. Je n'ai jamais été très bon en logique pure. Je me pose trop de questions, je cherche la petite bête, je perds trop de temps... Quant aux test censés mesurer mon quotient émotionnel, j'ai cessé de répondre au bout d'une vingtaine de questions.
Parce que parmi les affirmations, auxquelles on devait répondre si on était "d'accord", "plutôt d'accord", "plutôt pas d'accord" ou "pas d'accord" (je cherche encore à comprendre les nuances...), m'était demandé toutes les 3 questions et de façon subtilement différente à chaque fois si je faisais pipi au lit.
— Mouillez-vous vos draps ?
— Êtes vous énurétique ?
— Avez-vous déjà eu des urinations nocturnes ?
— Faites-vous pipi au lit ?
Comme si j'allais dire la vérité, si ça avait été le cas...
À la sixième du genre, je n'ai plus noirci de case. J'ai souligné la phrase et griffonné un rageur "C'est une obsession chez vous, ou quoi ?" dans la marge étroite, puis j'ai posé mon stylo et croisé mes bras. Je me souviens du regard suspicieux de l'examinateur et du petit sourire en coin entendu que je lui ai renvoyé, genre "t'inquiète, gros, j'ai bien tout fini !". J'ai su à cet instant précis que, quoiqu'il se passerait à l'avenir, je ne serais jamais gendarme de métier. J'ai ensuite passé un entretien bluffant devant un capitaine qui se réjouissait déjà de récupérer une recrue aussi prometteuse que moi. Mais je savais une chose que lui ne savait pas encore... j'avais définitivement fermé cette porte.
En ratant délibérément mon examen d'entrée chez les képis, j'ai eu l'impression de vaincre mon traumatisme d'enfance une seconde fois.

Et jusqu'à aujourd'hui, je n'ai plus eu honte ou peur de ma vessie flemmarde. Mais depuis quelques temps, je me remets à rêver des WC. Serais-je en train de (re)devenir incontinent ? À 53 ans ?
Et le meilleur, dans tout ça ? Figurez-vous que ma fille m'a fait la même ! Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a comme une leçon pleine d'ironie à tirer de cette aventure. Mais qu'en faire par la suite ?
*****
Il y a quelques jours, ma cousine (la sœur de celui qui pissait aussi au lit autrefois et qui a été sauvé par la haute technologie du Pipi Stop !), à qui j'ai fait lire ce texte (qui est plus une ébauche de souvenir qu'autre chose) m'a posé une question existentielle : en quoi ce traumatisme d'enfance a déterminé l'homme que tu es aujourd'hui ? Qu'a-t'il modifié dans ton comportement, dans ton caractère ?
Sur le moment, je n'ai pas su quoi lui répondre. J'avais besoin de réfléchir plus longuement à ce sujet.
J'ai laissé passer deux semaines, pendant lesquelles la question a tourné en tâche de fond à l'arrière de mon crâne.
Ce trauma a renforcé ma capacité à m'adapter à l'adversité. Il m'a appris la résilience, le dépassement, puis à assumer mes actes, fussent-ils involontaires (ou du moins à être capable d'en parler sans honte). Il m'a donné le sens de l'autodérision et m'a appris à relativiser.
Voilà pour les points positifs. Mais d'un autre côté, il a surtout renforcé mon besoin d'être reconnu par mes pairs (les autres humains) comme une personne normale, sans tare rédhibitoire. En bref, je cherche à me faire apprécier, sinon aimer. En conséquence, je porte un masque à deux faces, qui ne tient qu'à un fil : celui du gars bonhomme et serviable qui rechigne à dire non, et celui du rigolo et bon vivant qui n'hésite pas à verser dans la caricature la plus obscène pour amuser la galerie.
Mais loin à l'intérieur, je vis dans le stress permanent d'être perçu comme nul, inutile, voire nuisible. J'ai peur de passer pour un taré infréquentable, tout en conchiant la norme et en raillant le pouvoir et l'autorité dès que j'en ai l'occasion. Donc en résumé, j'oscille sans cesse entre faire le clown (parfois jusqu'à l'outrance) et tenter de passer pour un gars sérieux et fiable, capable de raisonner (tout en ne sachant pas si le subterfuge fonctionne).
Tout cela me donne l'impression de passer ma vie à marcher en équilibre précaire sur une slackline mentale, au-dessus d'un puits obscur et sans fond. C'est souvent épuisant.
Mais ce trauma m'a également doté d'un esprit rêveur, qui aime fuir une réalité qui lui est douloureuse et difficile à oublier. Contrairemement à mon grand-père, qui dormait peu et pensait que "dormir, ce n'est pas vivre", moi je préfère largement les bras de Morphée. Car c'est dans les rêves que je puise la matière première de mes romans. D'ailleurs, ce sera plus ou moins le thème de mon prochain livre !
Mais on ne peut pas dormir 24h/24. Il faut de temps en temps payer ses factures et se nourrir pour que le système perdure. C'est sans doute pour cette raison que je m'anesthésie régulièrement la vie. D'autres ont des poisons différents, mais le mien, c'est l'alcool. La bière belge, essentiellement, mais aussi le vin rouge (j'ai un faible pour le Rioja). Moins souvent les alcools forts, et dans ce cas, c'est le Jack Daniel's, sec et sans glace, que je sirote.
Oh, je ne suis pas alcoolique, comme on l'entend généralement. Je peux me passer de boire pendant des semaines sans que ça n'altère en rien mon comportement quotidien. Mais disons que la consommation d'alcool induit un état second qui rend la vie plus supportable. L'alcool m'assure que les masques vont bien tenir et m'aide à supporter ceux des autres ; il m'ouvre les chakras de l'imaginaire et me donne surtout l'envie d'aller me coucher plus vite... Alors je m'enivre jusqu'à en être à moitié estourbi. Mais pas trop... Boire de la bière, ça donne aussi envie de pisser !
Avec l'expérience, je bois rarement à en être malade. Je ne mélange plus les combustibles et je m'arrête avant d'avoir le syndrome du bateau. Et si jamais j'ai mal au cheveux au cours de la nuit, ça se résoud tout seul, sans Doliprane, pendant mon sommeil. Je ne dis pas que je me réveille frais comme un gardon, mais je me dis que ça ira. Et effectivement, à chaque fois, ça passe ! C'est l'alcool magique !
Je plaisante.
Mais pour en revenir au sujet du début, ce traumatisme d'enfance, c'est, je pense, le détonateur. La raison pour laquelle j'exorcise ma vie en l'écrivant. Alors, on dit merci qui ? Merci pipi au lit !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire