mercredi 6 juillet 2016

LA VACHE ET LE PRUNEAU #NeMeFilezPasUnFlingue

Je vais vous raconter une petite histoire, qui date du début des années 90. A cette époque, j'étais gendarme auxiliaire à Saujon, en Charente Maritime, dans le cadre de mon service militaire obligatoire. J'aurais plein d'autres anecdotes à raconter sur cette période, tellement elle a été un tournant dans ma vie. Mais bon, ce sera pour une autre fois.

Cet épisode s'est déroulé un soir d'automne. J'étais affecté de patrouille de nuit avec le MDL-chef (Maréchal-Des-Logis-chef) Bertrand X. (affectueusement surnommé "Trambert" par les collègues). C'était une de ces nuits de pleine lune où on dirait que le commun des français moyens se donne le mot pour faire connerie sur connerie. C'était généralement lors de ces nuits qu'on avait une recrudescence d'appels pour viols, agressions et autres crises de paranoïa. C'est d'ailleurs depuis cette période que je suis intimement persuadé que la lune a un effet sur le comportement humain, qu'il soit physique ou entièrement psychologique...

Bref, ce soir-là, nous avions eu un certain nombre d'appels de civils et nous avions dû intervenir à plusieurs reprises. Nous étions fatigués. Or, le Centre Opérationnel de Gendarmerie (COG) nous a contacté une ultime fois aux alentours de minuit afin que nous nous rendions en pleine campagne, au secours d'une famille en plein divorce et dont le père, visiblement en crise de nerfs avait quitté le domicile à grands bruits, menaçant de revenir faire un carnage avec son fusil. J'avais 23 ans. La perspective de me retrouver face à un forcené armé en plein milieu de la nuit ne m'enchantait guère, mais bon... J'avais une mission. 

Nous sommes donc partis avec le Renault Trafic, "Trambert" et moi. Il nous a fallu une quarantaine de minutes pour arriver à destination. La maison de famille était située à une centaine de mètres au bout d'un chemin boueux à souhait, sur lequel mon chef n'avait pas eu cœur de s'engager. Il ne pleuvait pas, mais la couverture nuageuse épaisse, assortie du manque cruel de luminaires à cet endroit rendait l'atmosphère encore plus noire et poisseuse. Trambert avait coupé le moteur de la camionnette. Seules les diodes du tableau de bord éclairaient l'habitacle. Au fond du chemin, on distinguait une minuscule fenêtre éclairée.

 Bon, Boyer, vous ne bougez pas d'ici, je vais voir sur place. J'emmène la radio. Au moindre problème, vous m'appelez.

 Euh... OK chef...

 ça va aller ? Ne vous inquiétez pas, il ne va rien se passer. 

J'ai esquissé un sourire en coin, gêné qu'il ait pu suspecter un début de trouille dans mon hésitation, et puis il est parti. Du coup, j'ai éteint le tableau de bord. Pas la peine de servir de cible si le fou revenait en douce. J'ai remonté les vitres assez haut, histoire de laisser passer un petit filet d'air dans l'habitacle sans trop m'exposer à une attaque surprise.

La silhouette de Trambert ne mit pas longtemps à être engloutie par la nuit. Je voyais à peine le faisceau de sa lampe se balancer au milieu du chemin. Il devait bien s'amuser à éviter les ornières et les flaques, dans ses petites chaussures basses en cuir réglementaires. Eh oui, car à l'époque, l'uniforme des gendarmes était tout sauf fonctionnel, comme celui qu'ils portent aujourd'hui. Finalement, je m'estimais chanceux de pouvoir rester tranquillement à l'abri dans le Trafic. Mais l'ennui de tarda pas. L'envie de fumer non plus. Un petit regard à droite, un petit regard à gauche, derrière aussi au cas où, et je me suis risqué à ouvrir ma porte, puis à descendre du véhicule... Il régnait un silence incroyable dans cette cambrouse charentaise. Pas un oiseau, pas un criquet, pas un seul battement d'aile de chauve-souris. De là où j'étais, il était impossible d'entendre le moindre son provenant de la maison. Trambert se serait fait trucider  à la petite cuiller que je ne l'aurais jamais su. Je tirais une cigarette de mon paquet de "Phimorons" et l'allumais. Le bruit de la braise que j'aspirais goulument me tirait du néant et me redonnait confiance.

Au bout de quelques minutes, j'entendis distinctement un bruit de pas lourd s'approcher sur le côté, suivi d'un long souffle fatigué. Il y avait aussi un genre de grincement sinistre, une genre de "groumpf-groumpf". Le mégot tomba de mes lèvres entrouvertes. Je sentais comme une main glacée autour de ma colonne vertébrale. J'avais la raie des fesses en sueur. Les mains tremblantes, je déclipsais mon Beretta et le sortis de son étui. J'enclenchais la culasse et mettais l'arme en joue vers le vide, là d'où semblait provenir le bruit qui se rapprochait inexorablement. Je me voyais déjà égorgé dans ce cul de basse-fosse, les tripes à l'air. Un son que je ne reconnus pas sortit de mon gosier enrayé : 

 Pas de geste brusque, c'est la gendarmerie. Montrez-vous, doucement !

Ridicule : on aurait dit un ado en mue. L'autre, imperturbable, continuait d'avancer. Je l'entendais souffler de plus en plus près. Le grincement m'évoquait le bruit de bottes en caoutchouc d'un paysan alcoolique s'enfonçant dans la gadoue à chaque pas. La panique m'étreignit. J'avais comme un réacteur nucléaire en surchauffe dans l'abdomen. 

 Halte ou je fais feu ! (La phrase réglementaire à prononcer en sommation d'usage. On est censés le faire deux fois avant de tirer...). Le type n'obtempérait toujours pas.

 Bordel ! 

Je gardais mon interlocuteur invisible en joue de ma bonne main, balayant hystériquement l'air dans toutes les directions tout en tentant d'attraper, de la main gauche, la torche Maglite posée sur le tableau de bord du trafic. Je me disais que le forcené allait profiter de l'aubaine pour me sauter dessus avec son fusil de chasse et qu'il allait me faire deux beaux trous à la place des yeux... Je finis par saisir la lampe que je braquais illico vers où venait le bruit, maintenant à quelques mètres de moi. Lorsque la lumière jaillit enfin, je découvris le monstre sanguinaire à quelques centimètres du fil de fer barbelé qui nous séparait. Il me regardait placidement, ruminant pour la énième fois je ne sais quel monceau d'herbe baveux et puant. Le flash de ma lampe se reflétait au fond de ses yeux vides, leur donnant un éclat verdâtre de cauchemar. Ma vessie faillit lâcher tout ce qu'elle contenait, mais tint bon, contre toute attente. Mon doigt ne se crispa pas sur la gâchette. Seules mes lèvres se remirent à fonctionner :

 Putain de saloperie de merde, j'ai eu la trouille de ma vie ! Espèce de connasse !

Soulagé, je respirais un grand coup. Je retirais mon index du pontet de l'automatique et appuyais frénétiquement sur la manette qui permettait d'escamoter le percuteur en toute sécurité. Puis je retirais le chargeur et actionnais la culasse de l'arme pour éjecter la cartouche logée dans le canon. Je le refis une deuxième fois, au cas où... (Sacro-saintes consignes de sécurité !)
J'avais failli coller un pruneau dans la tête d'un bovidé ! Bon sang mais quel idiot ! Un peu plus et je passais le restant de mon service militaire avec le doux sobriquet de "Mort aux vaches"...

Vexé de n'être qu'un petit froussard avec un pistolet, je remis tout en place puis rangeais le pétard dans son fourreau sur ma hanche droite et remontais dans le camion, que je pris soin de bien verrouiller, résolu à attendre le plus sereinement possible le retour de Trambert. 

Ce dernier revint d'un pas traînant un quart d'heure plus tard, clope au bec, sourire aux lèvres. 

 Bon, tout va bien, ils se sont calmés... On peut aller se coucher. Tout s'est bien passé, ici ? 

 Au poil, chef !

Je restais coi tout au long du trajet du retour. Je me suis évidemment bien gardé de lui raconter ce honteux épisode. D'ailleurs, personne à la brigade n'en a jamais rien su. On m'aurait retiré mon flingue illico et ça, il n'en était pas question.

Cela dit, cette petite histoire montre à quel point le fait de porter une arme peut être un poids, par moment... En fait, rétrospectivement, je m'aperçois que je n'aurais jamais pu être gendarme, justement à cause de ce poids.