Le brouillard en montagne, je l’ai déjà
écrit quelque part, ça peut être quelque chose de vraiment terrifiant.
Propice aux montées de panique, on peut facilement s’y perdre ou s’y
blesser, et finir par y crever -seul comme un rat- la face dans un fossé
sans avoir jamais pu retrouver le chemin de la cabane. Sans compter que
c’est soi-disant le temps idéal pour les sorties incognito du gros
plantigrade pyrénéen, qui profiterait de la vapeur d’eau environnante
pour mieux s’approcher des humains et de leurs troupeaux. Je n’ai jamais
vu l’ours nulle part, à part dans un zoo. Ni même son ombre, ni même
une empreinte ou un « laisser ». C’est sûr que je ne suis pas
non-stop sur ses traces, comme ces spécialistes ursins dont on lit les
interviews dans Pyrénées Magazine avec une pointe d’envie, ni même sur
ses passage de prédilection, comme certains bergers (« malchanceux »?),
mais je finis par penser que cette peur irraisonnée datant de la nuit
des temps est complètement disproportionnée, voire absurde, en tout cas
obsolète. Il n’y en a plus tant que ça, des ours, dans les Pyrénées…
L’un des derniers débusqués en Soule (il y a plus de 50 ans, quand même)
trône encore lamentablement dans l’entrée de l’auberge d’Ahusky,
immortalisé par le taxidermiste debout sur ses pattes de derrière, dans
une pose de fauve agressif prêt à en découdre, qui fait se dire au
touriste de base que finalement, on a bien fait de le dézinguer, ce
foutu monstre! Ce que c’est que le pouvoir de suggestion, quand même!
Bref, le brouillard, disais-je, avant de
digresser, est l’un des plus grands dangers de la montagne. Mais celui
qui est sans conteste le plus impressionnant, c’est l’orage. Déjà qu’en
plaine, il ne fait pas bon rester dehors lorsque ça pète de partout,
mais alors sur les crêtes, c’est carrément Sarajevo! On est plus
tellement sous l’orage, mais presque dedans! Les éclairs crépitent
autour de vous, et le tonnerre assourdissant se répercute inlassablement
sur les parois rocheuses, donnant l’impression que le ciel vous tombe
sur la tête (ce qui est un peu le cas, il faut bien l’avouer). Et le
pire, c’est qu’il n’y a aucun échappatoire : s’abriter sous un arbre,
tout le monde le sait que c’est plutôt illusoire… Si la foudre tombait
dessus, vous auriez alors de grandes chances de finir grillé avec!
Se cacher sous la corniche d’un gros
rocher n’est pas plus sécurisant : à vous les éboulements intempestifs
ou les coulées de boues! Et encore, je vous fais grâce des « feux de Saint-Elme »!
Chaque berger à sa propre méthode pour se protéger de l’orage si l’on
est pris par surprise. Christophe, lui, préconisait de se délester de
toute pièce métallique, allant de la boucle de ceinture à la montre,
sans oublier les chaussures de randonnée à cause des œillets et des
crochets!
En gros, selon lui, si ça pète, il faut
se foutre complètement à poil dans la nature en furie, et s’allonger à
même le sol! J’ai eu de la chance : je n’ai jamais eu à tester cette
recette exotique. Si je me suis fait quelques belles frayeurs, je me
suis toujours débrouillé pour rentrer juste à temps à la cabane.
*****
Parfois, l’orage s’invite à l’aube,
après une nuit humide et étouffante durant laquelle on peine à trouver
un sommeil réparateur. L’orage du matin est encore plus impressionnant,
parce qu’on ne s’attend jamais à commencer une journée de labeur avec un
temps pareil. Un jour, les premiers éclairs s’abattent -accompagnés de
trombes d’eau- alors que nous commençons à peine la traite. Les
vêtements de pluie sensés nous protéger ne nous sont d’aucune utilité,
et la peur finissant par l’emporter, Christophe aussi blême que nous,
finit par nous dire de quitter le poste de traite pour aller nous
réfugier dans la salle de fabrication, le temps que ça passe.
Il nous semble que le ciel est vraiment
déchaîné, comme jamais nous ne l’avions vu. Mais c’est certainement une
impression due au fait que nous sommes encore tout ensommeillés. Depuis
le parc où sont entassés les moutons attendant de passer à la caisse à
traire, la terre battue par le passage des troupeaux et maculée de leurs
excréments dégouline dans la pente, charriant d’immondes fumets de
purin ammoniaqués jusqu’à nos narines, qui auraient de loin préféré
l’odeur du pain grillé, à une heure aussi matinale…
Je ne me sens plus tellement motivé, à l’idée de devoir encore aller patauger cinq heures dans cette purée nauséabonde. “Eh ben…”, dis-je, un brin blasé, “si la journée commence comme ça, on n’a pas fini d’en baver!”
Je ne me sens plus tellement motivé, à l’idée de devoir encore aller patauger cinq heures dans cette purée nauséabonde. “Eh ben…”, dis-je, un brin blasé, “si la journée commence comme ça, on n’a pas fini d’en baver!”
Christophe fait le bravache; pourtant,
il est comme nous : il a les foies. Mais il ne doit surtout rien en
montrer. Ne jamais dévoiler ses angoisses à ses employés : telle est la
dure condition du patron!
“Bah, mais c’est qu’un mauvais
moment à passer. Faut prendre notre mal en patience. Ça ne dure jamais
bien longtemps. On devrait pouvoir reprendre dans un quart d’heures.“
Mais l’orage n’a pas l’air pressé de
vouloir déguerpir dans la vallée voisine… Même dans la cabane,
Alexandrine n’est pas rassurée : “Mais t’es sûr qu’on risque rien, là?“
“Mais oui, t’inquiète pas! Le toit
de la cabane fait effet cage Faraday. J’ai lu quelque part un
scientifique qui expliquait le phénomène. Il écrivait que l’éclair se
sépare au dessus du toit pour rejoindre la terre; c’est pour ça qu’on
est protégés, ici!“
L’explication pseudo-scientifique du
berger nous soulage quelques secondes de l’épée de Damoclès qui pend au
dessus de nos têtes, lorsqu’un éclair -approximativement de la taille
d’un tronc de chêne plusieurs fois centenaire- tombe à deux pas de la
cabane. Le craquement sinistre et assourdissant est immédiat, fait
trembler les poutres et résonner les cuves en inox à moitié pleines de
la traite de la veille, tandis que les chiens, sommairement abrités sous
les bancs de bois devant l’entrée se mettent subitement à japper comme
s’ils avaient pris une bonne bastonnade.
« Ouf! Celui-ci n’est pas passé loin… », s’exclame Christophe, sourire en coin et sur le ton de fier-à-bras qu’on lui connait.
« Merde, on peut pas les laisser dehors, comme ça, tu crois pas?
», fais-je, implorant le jeune exploitant agricole du regard, tout en
pensant à mon pauvre petit Pollux terrorisé, sur lequel je fonde tous
mes espoirs d’apprenti-berger! Après un regard qui se veut dur,
Christophe acquiesce enfin; Alexandrine ouvre le loquet et -geste
complètement inconcevable en temps normal (normes européennes obligent)-
nous faisons entrer les canidés crasseux avec nous dans la salle de
transformation fromagère, afin qu’ils viennent se blottir dans nos
jambes ou se terrer sous l’évier, sur lequel sont entreposés les
fromages de la veille d’où goutte encore du petit lait.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire