Quelques jours après mon arrivée, et
après m’avoir briefé de nombreuses fois, Pierre et Fernande estiment que
je suis capable d’aller chercher la partie du troupeau qui vadrouille
quelque part vers l’entrée du plateau de Fricoulet, pendant qu’eux vont
chercher l’autre groupe, qui pacage plus en amont, de l’autre côté du
ruisseau. Ils décident donc de m’y envoyer seul, et sans le chien (on ne
sait jamais… il ne m’obéit pas encore !). Sauf qu’il est 17 heures, et
que la montagne est tellement encotonnée de brouillard qu’on croirait
qu’il est déjà minuit ! Je n’en mène pas large, surtout que le son des
cloches du troupeau semble à des lieues de là où je me trouve.
Malgré tout, je veux montrer que j’en
suis capable et de bonne volonté, alors j’avance, cahin-caha, en
essayant d’éviter de me tordre les chevilles dans le décor, qui semble
soudainement receler des pièges mortels sous chacun de mes pas. C’est
sans compter sur ma méconnaissance des lieux (même en plein jour), et
mon embonpoint chronique… Au bout d’un moment, j’ai l’intuition que le
troupeau (dont je n’ai pas encore aperçu l’ombre d’une brebis) m’a
repéré, et qu’il me fuit, redescendant vers la vallée d’Ospe en
empruntant le goulet par lequel nous sommes arrivés à l’estive !
Terrorisé à cette idée, je me mets à
courir comme un dératé sur le terrain accidenté, tentant vainement de
contourner les moutons, tout en passant par le flanc de la montagne.
Mais soit je tombe sur des ravines, qui
m’obligent à redescendre prudemment, soit je me rends compte que je pars
trop en oblique… Bref, à ce moment là, je sens que la « catastrophe »
est inévitable, et je suis bien incapable de relativiser !
« Après-tout, ce ne sont que des
foutus ovins sans cervelle ! S’ils veulent rentrer à l’étable alors
qu’ils viennent de la quitter, peu m’en chaut ! Et c’est pas Pierre, ni
la Nanette qui me feront un deuxième trou au cul ! » ne me traverse
même pas l’esprit. Je suis vexé et furieux contre moi-même (même si au
moins, j’ai réussi à ne pas me perdre ou me blesser), et surtout, j’ai
une trouille indicible de l’accueil qu’on va me réserver à la cabane, si
j’échoue…
Je reviens néanmoins au bout de quelques
heures, rouge comme une tomate et essoufflé, balbutiant des
explications incohérentes, et me confondant en excuses. Fernande a comme
d’habitude son regard sévère. Mais avant qu’elle ne me descende sur
place en paroles, Pierre, qui n’a même pas l’air courroucé, me commande :
« Bon, c’est pas grave. Tu n’as qu’à commencer à traire ce paquet-ci, pendant qu’on va chercher l’autre
». Et les voilà partis dans la nuit humide, qui ne tarde pas à tomber…
Je « trais » pendant trois quarts d’heure. Enfin c’est un grand mot, car
les brebis font la gueule au fond du parc : ma tronche ne doit
certainement pas leur revenir ! Les chiens sont tapis dans les fourrés
et ne répondent pas à mes injonctions. Je ne dois pas avoir le ton
suffisamment affirmé pour qu’ils aient envie d’obéir. J’en ai marre de
cette journée. Je souhaite qu’elle finisse !
Au bout d’un moment, rouge de colère,
tremblant de fatigue et trempé comme une garbure sous ma veste en
plastique, je suis obligé de passer par dessus les palettes enchevêtrées
et branlantes, sensées servir de barrières de contention, puis de
contourner le troupeau en hurlant comme un alcoolique en plein
delirium-tremens. Je me laisse aller à rouer de coups et insulter ces
sales biques têtues et puantes (qui profitent de mon inexpérience et de
ma solitude pour me faire tourner en bourrique), afin qu’elles aillent
se masser de l’autre côté du parc, devant les caisses de traite.
Je me hais d’en être arrivé là, de ne
pas avoir pu maîtriser ma nature humaine, qui veut imposer sa volonté au
reste de la création et modeler son environnement pour son profit
personnel. Oui, je me hais, mais je ne peux pas lutter. Je ne suis pas
en état de me remettre en question. Et puis j’ai si souvent vu la
Nanette en faire autant, qu’il ne me vient pas à l’esprit de me calmer
et de procéder différemment.
Je retourne lourdement m’asseoir à mon
poste, les bras en feu, le dégoût dans la bouche ; mais la brebis que
j’avais jetée sans ménagement dans la caisse à traire a réussi à faire
demi-tour, et à rejoint le groupe retourné s’agglutiner au fond du parc,
fumant sous la bruine et me regardant avec un air de défi et de crainte
mêlée. Je n’en peux plus ! Je hais ces moutons pourris, je hais cette
vie de merde, je me hais ! J’ai envie de tout plaquer, de remballer mes
affaires et de me tirer chez moi, comme un voleur, alors que ça fait à
peine deux semaines (tout au plus) que je suis ici.
Je suis plongé dans ces sombres pensées
lorsque j’entends tout à coup des cloches qui résonnent, dans mon dos,
au loin. Je scrute l’obscurité, et j’aperçois la horde de salopes que
j’avais poursuivie à travers le plateau de Fricoulet, quelques heures
auparavant, le chien pilou à leurs basques. Ça me donne un bon prétexte
pour me lever de mon banc maculé de lait moisi et d’excréments d’ovins,
et aller ouvrir la barrière pour laisser entrer le bétail bêlant dans
l’enclos. J’ai l’impression qu’elles sourient en me voyant, les ouailles
! Il me semble même que j’arrive à traduire leurs pensées : « Heh
heh ! On t’en a bien fait voir, gros, hein, avoue ? En tout cas, nous,
s’est bien marrées ! Même que demain : rebelote ! Ah mon cadet, t’as pas
fini d’en chier, avec nous, crois nous !»
La trainarde de service prend le coup de pied au cul pour les autres. Mais l’impression désagréable qui suit ne dure pas…
Quelques minutes plus tard, c’est au
tour de Pierre et Fernande de sortir de l’obscurité, tranquillement, la
main dans la main, l’œil hagard de bonheur… Je n’en crois pas mes yeux !
Ni mes oreilles, d’ailleurs : Nanette ne m’engueule même pas, et Pierre
n’a même pas l’air de m’en vouloir… Je ne sais pas ce qu’ils ont fait
tous les deux, pendant tout ce temps qui m’a paru une éternité, mais je
ne veux pas le savoir ! Je ne veux même pas envisager qu’on puisse faire
quelque chose d’ordre sexuel avec cette bergère cauchemardesque !!!
Après la traite, j’avale plusieurs
assiettes de l’excellente soupe béarnaise que Pierre a laissée mijoter à
feu doux toute la journée, et file au lit sans demander mon reste, après
avoir passé du « Baume du Tigre » sur les coupures douloureuses de mes
doigts, abîmés par les longues heures passées à tirer le lait des
mamelles velues et dégoulinantes de suint.
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