Les premières pages du chapitre 15 de “Contage”, le tome 1 de L’infection, intitulé “Le renvoi” :
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Antton Aguer avait chaud, dans son costume trois pièces gris. Sa cravate
bordeaux à petits losanges moirés enserrait implacablement son large triple
menton, tout comme un serpent python étouffant sa proie le ferait, avant de
l'avaler d'un coup.
En tant que conseiller général du canton et maire de la capitale souletine,
il venait d'assister à l'inauguration en grandes pompes de la fameuse
"voie express de Soule", projet faisant partie du "volet
désenclavement" de la vallée (vainement entamé lors des mandats successifs
de son infortuné prédécesseur), qu'il avait finalement réussi à boucler malgré
la grogne des riverains et des groupuscules écologistes locaux. Cela
n’avait pas été sans mal, et il avait bien failli perdre toute contenance
devant les attaques en règle dont il avait été "victime" lors des
dernières élections cantonales. Mais largement réélu (à 69% !) devant ses
falots concurrents de gauche, il avait fini par imposer ses idées
ultra-productivistes en toute légitimité. Son beau-frère – vice-président de la
communauté de communes et maire de Larrau – qui comme par hasard tenait une entreprise
de travaux publics, était déjà sur les starting-blocks pour rafler le marché.
Si tout se déroulait comme prévu (et il veillait assidû-ment à ce qu’aucun
journaleux local ne vienne contrecarrer ses plans, se targuant, en privé, de
les avoir tous dans sa poche), la réalisation de ce plan allait renforcer les
liens entre les tenants souletins de sa famille politique, et donner le change
aux entreprises qui militaient pour le développement économique de la vallée
depuis des décennies. Le discours officiel était que cette route allait
améliorer les transports des marchandises, et permettre à la Soule de
sur-vivre, d’attirer les investisseurs, de créer des emplois, et donc de
relancer l’économie.
Le même argumentaire avait été déployé l’année passée pour l’installation
du Wimax, et avait parfaitement fonctionné. Aucune raison que cela ne marche
pas encore une fois ! Ne dit-on pas qu’on ne change pas une équipe qui
gagne ?
Aguer senior sortait juste du restaurant "Chez Bidegain", où il
s'était copieusement empiffré –comme à son habitude – en compagnie des maires
des communes concernées. Les vapeurs de l'apéritif lui causaient de violentes
montées de chaleur, et le Côte de Saint Mont 2005 qui avait été servi sans
modération pendant tout le repas avait repeint son visage de jolies couleurs
cramoisies et redonné à son caractère déjà difficile un nouveau souffle
courageux et viril. D’ailleurs, cela lui rappelait avec félicité qu’il allait à
nouveau arroser ce succès mémorable le soir même avec ses amis notables, pour
lesquels il avait fait venir un bus rempli de putes espagnoles. C’était
sûr : le Ricard et le foutre allaient couler à flots !
C'est dans cet état, assis sur son fauteuil de PDG du groupe Aguer Industries (une de ses nombreuses casquettes de grosse légume), ses mains grasses posées bien à plat sur le sous-main en feutrine tâché d'encre, qu’Antton Aguer recevait l'ouvrier Patrice Bodin pour un entretien préalable à un licenciement pour faute lourde, dans ce bureau capitonné empestant le cigare froid et le produit nettoyant industriel pour vitres.
Son fils Allande, jeune directeur de l'usine et promis à la succession du
groupe (malgré une envergure bien moindre que celle du patriarche), était
présent lui aussi, debout derrière son père, bras croisés, rongeant
nerveusement – en penchant la tête – ce qui lui restait d'ongle à l'auriculaire
droit.
Le grand patron affichait une moue pincée et faisait mine de lire un maigre
dossier à couverture orange fluo, tout en regardant régulièrement d'un
œil luisant son employé par dessus ses verres de presbyte. En réalité, il
observait discrètement sa future victime, tout en se demandant quel ton il
allait bien pouvoir prendre pour exercer son autorité et appliquer sa sentence
suprême.
« Encore un ouvrier
nécessiteux, incompétent et limité, comme il se doit ; et affublé d'un physique
affligeant, qui plus est », pensait-il en tapotant son Montblanc
Meisterstuck Solitaire Platinium en rythme, avec l'index de sa main droite.
« En plus, il n'est même pas d'ici. Aucune raison de le
ménager ! » Il posa son stylo plume de luxe d'un geste précieux et
appuyé sur le bois vernis du bureau. Tel le marteau d’un juge, le claquement
sec du métal précieux marqua emphatiquement le moment où le bonhomme allait
prendre la parole :
— Monsieur, lança t-il sur un ton las, teinté de
mépris, en bâclant votre travail pour lequel le groupe Aguer Industries vous
paie, vous avez agi de manière complètement anti-professionnelle, et nous avez
fait perdre du crédit auprès de notre plus gros client.
Voyant que son interlocuteur restait de marbre, le regard flou comme
absent, mais qu’il ne baissait pas les yeux en signe de soumission, il
poursuivit, plus sèchement :
— Je lis dans votre dossier que votre supérieur hiérarchique vous a averti à
plusieurs reprises, mais vous n'avez semble-t-il pas tenu compte de ses
remontrances... Et lorsqu'il y a récidive, on ne peut plus parler de
maladresse, mais de sabotage, surtout lorsqu'il s'agit de pièces entrant dans
la composition de matériel militaire ! En consé-quence, nous allons devoir
prendre une sanction exemplaire et définitive à votre encontre. Vous
m'entendez, monsieur... Bodin ?
L'ouvrier, avachi sur sa chaise,
les mains posées sur ses jambes, ne broncha pas, mais sa pupille restait
toujours froidement fixée sur le visage rougeaud d'Antton Aguer.
— Mais c'est qu'il est insolent, le bougre,
s'énerva le patron, qui frappa soudainement et avec grand fracas sur son
bureau, avec son énorme poing droit. Sa lourde chevalière en or fit une petite
encoche profonde de quelques millimètres dans le vernis du bois, mais la seule
personne qui sursauta dans la salle, fut l'anxieux Allande, qui leva ensuite
les yeux au ciel avec un agacement maniéré, avant de sursauter une seconde fois
au son de la voix paternelle courroucée.
— Ho ?! Tu écoutes ce que je suis en train de te
dire, espèce de demeuré congénital, rugit le patriarche, exaspéré par le flegme
apparent de son ouvrier, qu'il aurait plutôt aimé voir pleurer et supplier,
comme il en avait l'habitude dans les grands moments où il exerçait la toute
puissance de son pouvoir.
Trente longues secondes silencieuses passèrent, tandis que les regards
s'affrontaient, dans une ambiance chargée de calories et d'électricité
statique. Antton, qui avait passé la plus grande partie de son existence à
hurler après ses semblables pour imposer sa volonté, avait fini par développer
une forme de surdité, si bien qu'il n'entendit pas la vibration infrabasse qui
semblait venir de nulle part, et qui emplissait la pièce petit à petit.
S'il l'avait entendue, il avait dû la prendre pour un simple acouphène,
et n'en avait pas tenu compte. Mais elle ne passa pas inaperçue auprès
d'Allande, qui cessa immédiatement de se ronger les ongles, fronça un sourcil,
et tendit l'oreille à la recherche de la source de ce bruit inconnu et
désagréable.
Patrice Bodin ouvrit alors calmement la bouche et glissa, à peine audible :
— Je crois que
vous feriez vraiment mieux de penser à votre cœur malade, plutôt que de vous
exciter de la sorte, monsieur !
Antton, que tout le monde s'amusait à surnommer
ironiquement "Ttun-ttun"* dans son dos (et sans qu'il n’en eut jamais rien su), à
cause de sa base large, sa grande capacité de résonance, et le fait qu'il ait
plus d'une corde à son arc, en resta bouche-bée, les yeux exorbités ! Au bout
de quelques secondes, il se redressa dans son fauteuil, et tourna la tête vers
son fils, tout en gardant un œil prudent sur celui qu'il croyait être un être
humain normal. Allande, qui n'était pas certain d'avoir bien entendu ce qu'il
avait entendu, était davantage concentré sur le bruit de fond qui devenait très
vite de plus en plus insupportable et résonnait dans ses plombages dentaires.
— Dis-donc, fils, tu as entendu ce
qu'il a dit ce c...
Sa phrase resta en suspens. Une sorte d'onde de choc
imperceptible – semblant émaner du petit ouvrier voûté sur sa chaise – altéra la réalité et l'air
ambiant, balayant toute la pièce sans autre bruit, ni aucun dégât apparent (...).
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*Le Ttun-ttun, (prononcer « tioun-tioun ») est un
instrument traditionnel basque de percussion, qui se présente sous la
forme d’une cithare/tambourin munie de cordes. Les musiciens l’utilisent
fréquemment pour battre le rythme, tout en jouant de la Xirula, flûte
droite à trois trous, très utilisée en Soule, et au son très aigu.
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