Quand je vous ai dit en novembre 2008 (déjà!?) que La petite nouvelle serait le seul et unique texte de L’infection que je publierai sur Internet, je vous ai menti…
Souvenez-vous, en septembre 2009, j’écrivais ce billet sur la gendarmerie. Et bien figurez-vous que j’ai contacté l’ex-gendarme auteur de ce site, et qu’il m’a répondu (fort gentiment, d’ailleurs). Je l’en remercie, car j’ai pu obtenir quelques petites précisions très utiles pour plusieurs chapitres de ce premier tome de ma trilogie, notamment celui-ci : le numéro 16 (pour l’instant).
Bonne lecture ;-)
Souvenez-vous, en septembre 2009, j’écrivais ce billet sur la gendarmerie. Et bien figurez-vous que j’ai contacté l’ex-gendarme auteur de ce site, et qu’il m’a répondu (fort gentiment, d’ailleurs). Je l’en remercie, car j’ai pu obtenir quelques petites précisions très utiles pour plusieurs chapitres de ce premier tome de ma trilogie, notamment celui-ci : le numéro 16 (pour l’instant).
Bonne lecture ;-)
L'interrogatoire
Le gendarme Carré
et l’adjudant Marin observaient Patrice Bodin d’un air dubitatif. Le type était
avachi sur sa chaise rembourrée en skaï grumeleux grisâtre, les avant-bras
posés sur les cuisses, mains ouvertes et paumes dirigées vers le plafond sale
du petit bureau. Il avait gardé sa tenue d’ouvrier usagée, alors qu’il avait
quitté l’usine il y avait déjà plus de deux heures et qu’il n’avait même pas
travaillé ce jour là. Beau Smart avait jugé que ce déguisement typique
achèverait de lui donner un petit côté "misère humaine", susceptible
d’éloi-gner les soupçons de son hôte, ou du moins d’inspirer la pitié. Il
dégageait une forte odeur de crasse et de sueur aigre qui embaumait toute la
pièce. Il avait l’air absent, l’œil luisant et hagard, le visage d’une pâleur
irréelle, accentuée par l’éclairage du néon blafard. En fait, les deux
militaires avaient même l’impression qu’il regardait à travers eux, sans
ressentir la moindre émotion, comme s’ils n’avaient pas existé. L’uniforme
censé représenter l’autorité ne leur était d’aucune utilité, ce qui était assez
inhabituel et désagréable. Géraldine Carré ne pouvait même pas compter sur son
physique plutôt avantageux pour espérer amadouer l’être probablement asexué
qu’elle avait devant elle.
Quelques minutes
auparavant, elle et son coéquipier avaient intercepté Bodin qui marchait d’un
pas lent et vouté dans la rue Victor Hugo, le regard vide et les bras ballants.
Il correspondait exactement au signalement que leur avait donné la secrétaire
en état de choc d’Aguer Industries.
La gendarmette
détourna avec gêne son regard bleu de la lamentable silhouette, se redressa sur
sa chaise, posa ses mains sur son clavier, puis chercha l’assentiment de son
chef, qui hocha la tête, visiblement curieux de voir la suite. Elle commença
l’interrogatoire avec un ton plutôt empreint de compassion :
— Alors,
votre nom?
— Bodin,
Patrice, répondit la machine, parfai-tement à l’aise dans son rôle.
— Vous
êtes né le?
— 17
août 1973.
— Où
ça?
— A
Limoges.
— Dans la Haute-Vienne,
donc. Votre domi-cile?
— 1
bis, rue Victor Hugo, à Mauléon-Licharre.
Patrice
Bodin répondait sur un ton neutre et monocorde. Un peu comme une machine qui
répétait une leçon trop bien apprise. Le gendarme Carré lança un regard
perplexe à son gradé, qui n’exprima aucun sentiment sur son visage fermé.
Elle reprit :
— D’accord.
Quel est votre métier?
— J’emballe
diverses pièces métalliques fabri-quées chez Aguer Industries. Ces objets sont
ensuite envoyés chez nos clients, qui les utilisent pour fabriquer leurs
propres produits.
— Vous
voulez dire que vous travaillez au service expédition ?
— Voilà,
c’est ça.
— Pouvez-vous
nous expliquer ce que vous faisiez dans le bureau du PDG Antton Aguer, en début
d’après-midi?
— J’étais
convoqué à un entretien préalable à un licenciement.
— Pour
quelle raison?
— A
priori, j’ai dû faire un certain nombre d’erreurs répétées qui n’ont pas plu à
ma hiérarchie.
— Pourquoi
"a priori"?
— Je
ne suis pas dans la tête des gens. Je suppose qu’on avait quelque chose de
grave à me reprocher. Mais le temps a manqué pour que j’en sache plus…
— Bien,
vous rappelez-vous de l’heure exacte?
— J’avais
rendez-vous à 14 heures précises.
— Étiez-vous
à l’heure?
— Oui,
mais on m’a fait patienter une vingtaine de minutes dans le bureau de la secrétaire.
— Oui,
c’est ce qu’elle nous a dit. C’était le temps que le PDG revienne de sa
réunion. Ensuite, étiez-vous seul dans le bureau, avec Monsieur Aguer?
— Non,
Allande Aguer, son fils et directeur de l’usine était présent dès le début de
l’entretien, lui aussi.
— Pouvez-vous
me décrire les évènements qui ont suivi, le plus fidèlement possible, et dans
l’ordre chronologique?
— Monsieur
Aguer-père s’est fâché tout rouge après moi. A ce que j’ai compris, il n’était
pas content de mon travail. Je ne me rappelle pas exactement la teneur de ses
propos. Et puis tout à coup, il s’est affaissé, et est retombé sur son bureau.
Une chaleur
étouffante régnait dans la pièce, curieusement, elle ne semblait pas affecter
Patrice Bodin, dont le regard commençait à retrouver une certaine lueur de
vitalité. Les deux militaires avaient quant à eux un peu de mal à respirer dans
leurs uniformes. Ils avaient les aisselles humides, et la sueur perlait à leurs
fronts. Une sorte de pulsation grave semblait battre à leurs tympans. Ils
prirent cela pour leurs propres battements de cœur. Géraldine Carré sentait
même une migraine s’installer insidieusement dans sa jolie tête blonde. Le néon
défaillant qui éclairait la salle s’était soudai-nement mis à cliqueter
bruyamment et de manière anarchique, s’ajoutant à la tension et à l’agacement,
palpables dans l’air. Elle tenta vainement de ne pas en faire cas, et reprit
son interrogatoire, le visage imperceptiblement tendu :
— …
D’accord, poursuivez sans omettre aucun détail, s’il vous plait.
— Ensuite,
son fils a essayé de le secouer en vain, puis il a paniqué, et a fait comme une
crise de tétanie. On aurait plutôt dit qu’il étouffait. Il a couru vers la
fenêtre, l’a ouverte brusquement, et s’est penché sur le rebord.
— Et
alors?
— Il
est tombé par la fenêtre. Je pense que dans la panique, il a dû mal évaluer les
distances.
— Que
faisiez-vous, vous-même?
— J’étais
assis sur ma chaise. Je n’ai pas bougé. Ça s’est passé si vite, et c’était tellement
absurde et inattendu, que je n’ai rien compris à ce qui arrivait.
— Qu’avez-vous
fait, ensuite?
— Je
me suis levé, et je suis allé prévenir la secrétaire dans le bureau d’à côté,
afin qu’elle fasse appeler les secours.
— Continuez…
— Et
ensuite rien. Dans la panique qui s’en est suivie, je suis sorti de l’usine et
suis rentré chez moi.
— Comme ça, comme
si de rien n’était?
La gendarmette
faisait un effort démesuré pour garder son calme apparent. La migraine était
maintenant assez douloureuse pour modifier ses facultés de jugement, et son
supérieur hiérarchique n’avait pas l’air au mieux de sa forme non plus, avec ce
strabisme divergent qui venait d’apparaître, et lui donnait une allure de
sadique sexuel en liberté. Le battement dans leurs crânes était maintenant si
fort qu’il leur semblait que les murs de la gendarmerie vibraient, voire
ondulaient eux aussi. Ils se surprirent à avoir envie d’écourter
l’interro-gatoire, qui ne semblait de toute façon donner aucun résultat
probant. En interrogeant Patrice Bodin, le binôme avait imaginé pouvoir en
apprendre davantage sur les circonstances de la mort violente des Aguer,
paraissant être tout autre chose qu’un malencontreux faisceau de coïncidences.
— Que
vouliez-vous que je fasse de plus? Je ne suis ni médecin, ni pompier. J’étais
choqué, et je suis parti.
— Admettons.
Mme Bergez, l’assistante de direction,
prétend néanmoins que vous avez "ironisé" sur la mort violente
des deux hommes. Qu’avez-vous à répondre à cela?
— C’est
une vieille bique mythomane, psycho-rigide et hystérique. Si vous étiez du
coin, vous le sauriez!
— …
D’accord, donc vous maintenez que vous n’avez pas "ironisé"?
— Oui,
c’est de la calomnie. Je n’ai pas les moyens de payer un avocat, encore moins
maintenant que je suis officiellement sans emploi, mais je voulais dire que je
trouve quand même très facile de s’acharner sur des personnes sans défense,
qu’on vient de mettre à la porte, qui plus est!
— Bien,
avez-vous autre chose à ajouter?
— Je
peux rentrer chez moi? J’ai à faire…
— Oui…
Oui, bien sûr monsieur, juste après avoir relu et signé votre déposition en
trois exemplaires. Merci de rester dans les parages, au cas où nous aurions
encore besoin de vous !
Patrice Bodin ne
répondit pas et ne relut même pas les documents. Il griffonna une signature
inintelligible d’une main fébrile, puis se fit raccompagner à la porte de la
brigade de gendarmerie par Géraldine Carré, qui faisait un effort surhumain
pour tenir debout sur ses jambes. Elle ne lui tendit même pas la main pour le
saluer, tellement l’effort lui coûtait, mais il ne sembla pas particulièrement
vexé par cette carence de savoir-vivre. Après tout, on ne demande pas à un
militaire de faire ami-ami avec les civils…
Lorsqu’elle
retourna dans son bureau, elle fut à peine surprise de trouver son supérieur
hiérar-chique l’air hagard, affalé sur la chaise où se trouvait le témoin,
quelques minutes plus tôt.
— Alors,
qu’en pensez-vous, Carré?, réussit-il à articuler.
— Mon
adjudant, je préfère ne plus penser pour le moment… J’ai une migraine
épouvantable, et je vous demande la permission de pouvoir me retirer chez moi.
— Vous
l’avez, parce que je me sens un peu malade moi aussi… Mais donnez-moi au moins
votre avis, avant!
— Eh
bien pour tout dire, nous n’avons rien de tangible contre Patrice Bodin.
Certes, il est seul témoin du drame, donc il n’a pas d’alibi; et puis il a un
mobile, puisque ses patrons voulaient le licencier. Mais il nous manque le
modus operandi. Sans compter que la mort des deux hommes est tout à fait
explicable de façon logique, et la version du témoin concorde avec les premières
constatations du légiste.
— Oui,
c’est un peu tiré par les cheveux, mais ça tient la route… L’accident
cardio-vasculaire du père a pu engendrer une situation de grand stress chez le
fils, sujet à de fortes crises d’asthmes intempestives (fait connu de tous),
notamment en cette période de forte pollini-sation. Panique et accident bête
qui aboutissent à la mort des deux hommes.
— Voilà.
Et le résultat, c’est que nous n’avons pas de quoi inculper Patrice Bodin. Pour
autant, je n’arrive pas à dire pourquoi, je ne peux pas l’innocenter, ni
accréditer la thèse de l’accident. C’est comme s’il nous manquait une clé
essentielle à la compréhension de la vérité.
— C’est
exactement ça! Il avait l’air bizarre, c’est indéniable, mais pas du tout comme
les prévenus habituels. Sa posture était plutôt froide, et dénuée d’émotion.
Presque calculatrice, voire inhumaine, par moments, non?
— Oui,
il disait qu’il était choqué, mais son attitude générale démontrait plutôt le
contraire. Et puis à mon avis, vu la façon dont il s’exprime et les mots qu’il
emploie, c’est loin d’être le neuneu de service dépeint par ses collègues de
travail…
— C’est
vrai, et ça laisse songeur… Bon. Tout ce que nous pouvons faire à l’heure
actuelle, Carré, c’est inscrire nos spéculations dans le rapport, et préconiser
une surveillance discrète du bonhomme.
— Bien
Mon adjudant. Je vais le faire avant de rentrer, histoire que notre
conversation reste bien fraîche.
— Comme
vous voulez. Moi, je rentre me coucher… Si vous avez un quelconque souci,
appelez-moi!
— C’est
noté Mon Adjudant. A demain.
Alors que Marin
marchait en titubant comme un alcoolique à 4 grammes dans le petit couloir qui
menait à la cour intérieure de la brigade, puis aux logements de fonction des
militaires, Géraldine Carré s’assit à son bureau et termina en dix minutes son
rapport sous la lumière faiblarde du néon qui avait miraculeusement cessé de
cli-queter. Puis elle se leva, en proie aux vertiges elle aussi, repoussa sa
chaise et monta, au bord de l’évanouissement, à son appartement.
Lorsqu’elle se
réveilla le lendemain matin, Géraldine Carré, 25 ans, n’était plus que l’ombre
d’elle même. Le médecin généraliste chez qui elle fut emmenée, dans un état
second, diagnostiqua une inexplicable autant qu’ir-réversible atteinte d’une
forme fulgurante et très avancée de la maladie d’Alzheimer. Après toute une
batterie de tests médicaux étalés sur des mois et qui ne donnèrent aucun
espoir, elle fut placée d’office au service psychiatrie de l’hôpital militaire
Robert Picqué, à Villenave d’Ornon en banlieue bordelaise et l’on n’entendit
plus jamais parler d’elle en Soule.
L’adjudant Marin, quant à lui, eut plus de chance dans
son malheur: il mourût paisiblement et sans souffrance d’une rupture
d’anévrisme, pendant son sommeil… Sa quasi-addiction au houblon fermenté
expliqua largement son décès subit.
Il ne fut fait aucun recoupement, pas plus qu’il n’y eut
de complément d’enquête, sur l’étrange destinée des deux militaires : la
brigade de gendarmerie de Mauléon-Licharre n’aurait de toute façon pas eu la
présence d’esprit d’associer ces évènements à la personne de Patrice Bodin, ni
le temps de s’atteler à une enquête secondaire. Car cette nuit allait
probablement rester dans le mémorial gendarmique de la compagnie comme la plus
longue et la plus effroyable ayant jamais existé en Pays basque…
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