vendredi 19 octobre 2012

LE SANG APPELLE LE SANG

Stèle huguenote dans les bois de Saint-Preuil, près de Segonzac, en Charente
J'ai écrit ce texte dans le cadre d'un atelier d'écriture le 19 octobre 2012.
Sophie (Pavlovsky, l'animatrice) nous avait quand même réservé un petit sujet récréatif : chacun de nous devait écrire une période de l'histoire sur un bout de papier. Ensuite, comme d'habitude : tirage au sort et rédaction d'un texte sur la vie d'un personnage de l'époque. Et comme à chaque fois, j'ai été un peu vicieux : sur mon petit bout de papier, j'ai écrit "le jour où la vie est apparue sur Terre". Je pensais que ça allait faire caler celui ou celle qui allait tomber dessus. Mais le hasard aidant, c'est tombé sur Pierre Gastéréguy. Et l'on connait tous son imagination et son talent pour se sortir de tous les guêpiers... Il y avait aussi : "la préhistoire"; "les invasions barbares"; "le Moyen âge"; "la Renaissance" et "2100".
Moi, j'ai eu "les guerres de religion". Aussi, soyez indulgents avec les possibles anachronismes.

Voici ce que ça m'a inspiré :

Nous marchons silencieusement sur le petit sentier de calcaire blanc, éclairé par la lune pleine. Nos torches sont éteintes et mon père, inquiet, serre un immense gourdin entre ses grosses mains gercées par le travail de la vigne. De temps en temps, il nous intime l'ordre de faire halte et silence absolu. Il semble que le moindre craquement de brindille soit prétexte à s'arrêter, l'oreille tendue.

Nous pénétrons enfin le bois de Saint-Preuil, où l'air est désormais plus humide et frais, sous les feuilles noires des grands chênes centenaires. Je me pelotonne dans ma couverture de laine, tentant de faire fi de cette peur du noir qui m'étreint depuis tout petit, peur de toutes ces ombres et formes effrayantes, tapies dans la nuit.

Notre procession avance à pas feutrés. Une chouette hulule à quelques mètres, nous figeant tous dans une terreur indicible. Puis vient le soulagement, car si le rapace nocturne est dans les parages, c'est que nos ennemis, eux, n'y sont pas.

Nous bifurquons sur la gauche et empruntons une sente improbable, envahie de fragons et de fougères. Le sol est tout crotté à cet endroit légèrement en pente. Je glisse à plusieurs reprises, me piquant aux arbustes et manque même de m'étaler dans la boue. Mon père est tendu. Il me secoue rudement l'épaule, sans doute pour me faire comprendre que mon imprudence pourrait nous coûter la vie, à tous. Je ne le sais que trop : comme les autres, j'ai appris ce que ces chiens de catholiques ont fait à mes cousines de Segonzac, il y a deux nuits. S'ils nous surprennent ici, ils nous massacreront et tortureront à mort tous les survivants, hommes, femmes et enfants.

Nous arrivons enfin à la stèle huguenote, dressée dans le sous-bois qui nous sert de lieu de culte clandestin, depuis quelques temps. Une salamandre, symbole de François 1er - grand persécuteur de calvinistes - se faufile sous le tapis épais de feuilles mortes. J'aperçois ses rayures jaunes, se refléter dans un rayon de lune. Je ne dis rien. Elle est comme nous : elle se cache de ses prédateurs et sort chasser à la nuit tombée.

Le pasteur Garandeau émerge dans la clairière, par le chemin qui vient de Mortefonds. A sa suite, je vois les familles Bertaudeau, Godard et Bergeret au grand complet. Ce soir, ils ne sont pas plus fiers que nous autres, ceux-là. Plus tard, ce sont les Guillon, les Maillard et les Ranson qui nous rejoignent. Nous sommes tous là.

Si nous sommes ici cette nuit, ce n'est pas pour célébrer Jésus et ses apôtres, mais pour pleurer nos morts et crier vengeance. L'appel à la fraternité du sermon de dimanche ne nous sera d'aucune aide. Le pasteur n'essaye d'ailleurs même pas de nous dissuader. Ce n'est plus "aimez-vous les uns les autres" que nous voulons entendre, mais "œil pour œil, dent pour dent".

Les gourdins et les fourches sont fourbis. Le farouche père Guillon porte une hache bien affûtée à la ceinture. Sous les reflets de la lune, on dirait un ogre sanguinaire prêt à en découdre. Et même ma mère, d'ordinaire si effacée, arbore un faciès sombre et malveillant. Je l'ai vue dissimuler une vieille faucille sous son châle, tout à l'heure.

Il y a d'autres enfants de mon âge dans l'assistance. Je retrouve Bérenger et Jean, mes deux camarades de classe. Si nous sommes ici, nous aussi, c'est parce que nos parents nous jugent assez grands pour comprendre et participer à la curée qui va suivre. Cette nuit, en réponse à l'ignominie perpétrée contre nos familles, nous allons brûler le village de Bouteville et raser son château prétentieux. Puis nous irons saigner à blanc tous les catholiques de Grande Champagne.

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