Bon, je charrie. C’est un grand auteur et certaines de ses
fables sont toujours autant d’actualité (et résonnent toujours en moi), comme le loup et le chien, par exemple. Alors
pourquoi vous parler de lui aujourd’hui, sur ce petit ton du gars blasé ?
Parce que La Fontaine, ou du moins l’une de ses fables, a bien failli me fâcher définitivement avec la littérature. D’ailleurs il n’est pas le
seul : Jacques Prévert a également été à deux doigts de me faire haïr les
livres et la poésie, mais on y reviendra plus loin…
Je me souviens que cette fable-ci, en particulier, je n’ai jamais réussi à l’apprendre. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque.
Aujourd’hui je sais : un poème qui se termine par l’affirmation
« le travail est un trésor », c’est comment dire… une ode à l’école
qui formate les esprits, qui met les enfants dans des moules, et qui éjecte
ceux qui refusent de se conformer. C’est un hymne au système qui encourage le minutieux sacrifice de sa
précieuse personne et de sa courte vie, dans le but d'enrichir davantage les puissants. Je
vais oser le dire : cette fable pourrait être le credo du MEDEF et de la
Macronie. Je la déteste.
Combien de fois ai-je dû descendre les escaliers de ma chambre jusqu’au salon, où je retrouvais mon père qui me faisait réciter, et me renvoyait invariablement avec pertes et fracas au bout de quelques minutes parce que je « ne la savais pas » !
— Tu la sais pas !
— Mais si je la sais ! Regarde : "Le laboureur et ses enfants, de Jacques Prévert". (Grande inspiration, hésitation, tremblements, puis avec une voix chevrotante :) "Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins..." euh...
— Y'a pas de "euh". Tu la sais pas. Reprends...
— (Voix chevrotante :) Depuis le début ?
— Oui, depuis le début...
Et ce cinéma durait pendant de longues minutes avant que mon père ne finisse par me lancer mon cahier entre les mains et ne me montre le chemin vers l'étage.
Je remontais alors en larmes, marmonnant
quelque insulte bien sentie (ou esquissant une salve de bras d’honneur en direction du
salon) tout en tapant bien fort du pied sur les marches, avant de claquer la
porte et de me jeter sur mon lit. J’y sanglotais pendant trois-quarts d’heure,
avant de me résigner à essayer de me faire rentrer les vers de La Fontaine à
grand coup de cahier sur le crâne… Mais rien à faire. J’y ai passé tout un
mercredi et probablement le restant de la semaine avant le jour J, sans jamais
réussir à l’apprendre. Et devinez quoi ?
L’instit ne m’a jamais interrogé…
Lorsque mon tour est venu de le réciter en classe, j’ai bafouillé, j’ai rougi, j’ai pleuré, j’ai fini au coin et le maître m’a collé un beau zéro tout rond dans mon carnet.
Tout ceci explique peut-être pourquoi, si je sais parfaitement
reconnaître le génie d’un poète, son œuvre me restera totalement absconse. Pour
moi, la poésie, c’est juste l’art de savoir faire chier les gamins à l’école. Et
ça, c’est l’indestructible muraille qui protège ma médiocrité. Pour toujours...
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