mercredi 7 juillet 2021

La muraille des médiocres

Apparemment, on fête en ce moment même les 400 ans de Jean de La fontaine. Le gars, non seulement il a écrit des fables mettant en scène des mouches, des fourmis, des grenouilles et des fromages, le tout en portant une ridicule autant qu'infâme perruque à bigoudis, mais en plus, sa célébrité est toujours aussi vive aujourd’hui ! Chacun d’entre nous a forcément une anecdote liée à son œuvre. C’est juste impressionnant. Tellement que même les clowns Pit et Rik l’ont ressorti à leur sauce, dans les années 70 !

Bon, je charrie. C’est un grand auteur et certaines de ses fables sont toujours autant d’actualité (et résonnent toujours en moi), comme le loup et le chien, par exemple. Alors pourquoi vous parler de lui aujourd’hui, sur ce petit ton du gars blasé ?

Parce que La Fontaine, ou du moins l’une de ses fables, a bien failli me fâcher définitivement avec la littérature. D’ailleurs il n’est pas le seul : Jacques Prévert a également été à deux doigts de me faire haïr les livres et la poésie, mais on y reviendra plus loin…

Connaissez-vous le laboureur et ses enfants ? J’ai une petite anecdote à vous raconter à ce sujet…
Je ne sais pas si ça se fait toujours, mais lorsque j’étais à l’école primaire, nos instituteurs prenaient un malin plaisir à nous forcer à apprendre par cœur des textes d’auteurs et à les réciter debout, tout contre leur bureau, face aux autres élèves qui attendaient leur tour. Apprendre un truc par cœur (juste pour apprendre par cœur), j’ai toujours trouvé ça con. Mais devoir en plus le restituer devant tout le monde, c’était pour moi à la limite de l’héroïsme. Je détestais ça, cette mise en scène, la compétition, le jugement, et pour finir, la sanction, inévitable…
Je me souviens que cette fable-ci, en particulier, je n’ai jamais réussi à l’apprendre. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque.

Aujourd’hui je sais : un poème qui se termine par l’affirmation « le travail est un trésor », c’est comment dire… une ode à l’école qui formate les esprits, qui met les enfants dans des moules, et qui éjecte ceux qui refusent de se conformer. C’est un hymne au système qui encourage le minutieux sacrifice de sa précieuse personne et de sa courte vie, dans le but d'enrichir davantage les puissants. Je vais oser le dire : cette fable pourrait être le credo du MEDEF et de la Macronie. Je la déteste.

Combien de fois ai-je dû descendre les escaliers de ma chambre jusqu’au salon, où je retrouvais mon père qui me faisait réciter, et me renvoyait invariablement avec pertes et fracas au bout de quelques minutes parce que je « ne la savais pas » ! 

— Tu la sais pas ! 
— Mais si je la sais ! Regarde : "Le laboureur et ses enfants, de Jacques Prévert". (Grande inspiration, hésitation, tremblements, puis avec une voix chevrotante :) "Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins..." euh...
— Y'a pas de "euh". Tu la sais pas. Reprends...
— (Voix chevrotante :) Depuis le début ? 
— Oui, depuis le début...

Et ce cinéma durait pendant de longues minutes avant que mon père ne finisse par me lancer mon cahier entre les mains et ne me montre le chemin vers l'étage.
Je remontais alors en larmes, marmonnant quelque insulte bien sentie (ou esquissant une salve de bras d’honneur en direction du salon) tout en tapant bien fort du pied sur les marches, avant de claquer la porte et de me jeter sur mon lit. J’y sanglotais pendant trois-quarts d’heure, avant de me résigner à essayer de me faire rentrer les vers de La Fontaine à grand coup de cahier sur le crâne… Mais rien à faire. J’y ai passé tout un mercredi et probablement le restant de la semaine avant le jour J, sans jamais réussir à l’apprendre. Et devinez quoi ? 

L’instit ne m’a jamais interrogé…

Pareil pour Le cancre, de Prévert. Et je sais parfaitement pourquoi : ce poème me mettait en scène, MOI, le nul en maths et en dictée, celui qui était abonné aux « médiocre ! » sur tous ses bulletins de notes, presque jusqu'au bac. L’idée de le réciter devant toute la classe me révulsait littéralement. Pour moi, c’était comme dans ces cauchemars dans lesquels je me rendais à l’école cul-nu ! Mais je ne savais pas exprimer ce malaise, à l’époque. Pas sûr qu'on m'aurait écouté, de toute façon... Et donc il me fut impossible de l’apprendre : le verrou mental était trop solide.
Lorsque mon tour est venu de le réciter en classe, j’ai bafouillé, j’ai rougi, j’ai pleuré, j’ai fini au coin et le maître m’a collé un beau zéro tout rond dans mon carnet.

Tout ceci explique peut-être pourquoi, si je sais parfaitement reconnaître le génie d’un poète, son œuvre me restera totalement absconse. Pour moi, la poésie, c’est juste l’art de savoir faire chier les gamins à l’école. Et ça, c’est l’indestructible muraille qui protège ma médiocrité. Pour toujours...

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